À l'occasion d'un colloque sur la défense des droits humains et la primauté du droit à l'échelle internationale, organisé à l'Université de Montréal, le 6 février dernier, par le réseau universitaire d’Avocats sans frontières Canada (« ASFC »), deux conférenciers se sont intéressés au fonctionnement de la Cour pénale internationale (« CPI »), qui peut s’analyser de différentes manières. Ce billet offre un résumé de leur conférence, qui présentent deux facettes de cette institution : d’une part, les relations qu’entretient la Cour avec l’Assemblée des États parties au Statut de Rome de la CPI (« AÉP ») et, d’autre part, les politiques de poursuite des criminels internationaux par le Bureau du Procureur de la CPI.
1. « L’Assemblée des États parties à la Cour pénale internationale et les tractations politiques », par Me Érick Sullivan, avocat et directeur adjoint de la Clinique de droit international pénal et humanitaire de Faculté de droit de l’Université Laval
La relation entre l’Assemblée des États parties au Statut de Rome de la Cour pénale internationale et la CPI est complexe et s’exprime de plusieurs façons, dont trois sont d’intérêt pour cette communication : son pouvoir de légiférer, sa capacité à donner des « orientations générales d’administration » à la Présidence, au Greffe et au Procureur, ainsi que son pouvoir résiduel d’exercer toute autre fonction.
L’analyse de cette relation se fera dans le cadre des événements concernant le Kenya et la Règle 68 du Règlement de preuve et de procédure de la CPI (« RPP ») survenus à la dernière session de l’AÉP, en novembre 2015, qui ont fait beaucoup de vagues.
Avant 2013, la Règle 68 permettait de déposer en preuve les déclarations préalablement enregistrées de témoins à la condition que ces derniers aient pu être contre-interrogés par toutes les parties. En 2013, l’AÉP a amendé cette règle en adoptant une résolution qui permet aux parties, dans certaines circonstances, de déposer ce type de déclarations sans exiger de contre-interrogatoire des témoins au préalable par les parties. Parmi les circonstances visées se trouvent celles où les témoins sont empêchés de témoigner et celles où les témoins ont rétracté leur déclaration antérieure, notamment en raison de pression externe. L’AÉP a aussi déclaré en préambule que cet amendement ne s’appliquait pas rétroactivement ni au préjudice des personnes qui étaient, à ce moment, poursuivies devant la CPI.
À la même période, en 2013, s’ouvrait le procès en première instance de M. Ruto. Dans cette affaire, la Défense ainsi que le Procureur ont allégué que des témoins avaient été préparés ou intimidés, ce qui aurait notamment amené six témoins du Procureur à rétracter leur témoignage. En 2015, la Procureure Bensouda souhaitait utiliser les dépositions antérieures de ces témoins et a déposé une requête à cette fin en invoquant la Règle 68 amendée. La Défense s’étant opposée, la Chambre de première instance a tranché cette question en faveur de la Procureure, décision que la Défense a ensuite portée en appel.
C’est dans ce contexte qu’à l’occasion de la 14e session de l’AÉP, alors que le litige quant à la Règle 68 dans l’affaire Ruto était toujours pendant devant la Chambre des appels, le Kenya a soulevé quelques préoccupations concernant l’application de cette règle dans cette affaire spécifique. Il a d’abord demandé à ce que cette question soit inscrite à l’ordre du jour de l’AÉP, ce qui a été accepté non sans faire de vagues. Par l’ajout de ce point à l’ordre du jour, le Kenya souhaitait que l’AÉP réaffirme la non-rétroactivité de l’amendement à la Règle 68 et le fait qu’il ne peut être appliqué au préjudice des personnes accusées au moment de son adoption.
Plusieurs États et organisations non-gouvernementales se sont vivement opposés à ce que l’AÉP statut sur cette demande, invoquant les risques d’interférence avec l’affaire Ruto. Au final, l’AÉP n’a adopté que quelques petits paragraphes dans son rapport officiel, qui réutilisent intégralement les mots de l’amendement de la 12e session de l’AÉP, soit que l’AÉP réaffirme la non-rétroactivité de l’amendement et le fait qu’il ne peut être appliqué au préjudice des personnes accusées à ce moment.
Face à cette situation, l’AÉP a-t-elle interféré avec le travail de la Cour ? Bien que l’AÉP soit dotée de larges pouvoirs et que les États parties aient une grande liberté d’expression, ces pouvoirs et cette liberté doivent être exercés dans le cadre du système de la CPI qui est basé sur les principes de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance judiciaire. L’AÉP doit donc faire preuve de retenue dans l’exercice de ses pouvoirs afin de ne pas porter atteinte à l’indépendance de la Cour et d’éviter toute interférence. L’amplitude de cette retenue devrait être plus grande si le litige est pendant et moindre lorsque ce dernier est tranché définitivement.
Quel pouvoir l’AÉP a-t-elle exercé en adoptant ces quelques paragraphes ? Ces derniers n’édictent pas une nouvelle norme ni n’amendent une norme existante. À la limite, cela pourrait être une tentative d’adopter des principes interprétatifs devant guider la Cour, mais, dans le cas présent, ces principes ont déjà été édictés à la 12e session de l’AÉP. Ces paragraphes ne sont par ailleurs pas plus une « orientation générale en manière d’administration », car ils concernent spécifiquement l’applicabilité d’une règle de droit, ce qui est une question juridique et non administrative. Enfin, si l’AÉP est comparée à une assemblée délibérante qui a la capacité d’exprimer des idées et opinions sur différents sujets comme peuvent le faire les assemblées nationales, le pouvoir résiduel de l’AÉP pourrait lui permettre d’exprimer une opinion quant au débat relatif à la Règle 68.
Or, dans les deux scénarios les plus plausibles, l’exercice d’un pouvoir par l’AÉP concerne la Règle 68 qui fait l’objet d’un litige devant la Chambre des appels dans une affaire où le Vice-président (Ruto) du pays qui sollicite l’intervention de l’AÉP (le Kenya) est impliqué, litige qui n’existait pas en 2013 lorsque l’AÉP a adopté l’amendement. Une telle situation aurait donc exigé de l’AÉP qu’elle fasse preuve d’une grande retenue.
Dans les faits, il est peu probable qu’une telle tentative d’interférence ait des répercussions. La décision adoptée à la 14e session ne contient aucun nouvel élément et les juges protègent farouchement leur indépendance et ne se laissent pas si facilement intimider par les États.
Néanmoins, il s’agit certainement d’une tentative, par le Kenya, d’usurper les pouvoirs de l’AÉP pour lancer un message à la Cour et montrer à leurs citoyens, au passage, qu’ils ont forcé l’AÉP à s’incliner devant leur volonté. Bien que l’instrumentalisation de l’AÉP n’ait rien de nouveau, le fait qu’un État partie concerné par une question en litige – le Kenya – tente d’utiliser l’AÉP pour orienter le travail de la Cour sur une question très précise est un phénomène assez nouveau et préoccupant à la CPI, car il menace l’intégrité du système de la Cour pénale internationale, la primauté du droit et, éventuellement, les efforts de défense des droits humains au Kenya.
Le législateur ne parle pas pour ne rien dire, mais, à la 14e session, il a peut-être un peu trop parlé à un moment où il n’aurait pas dû…
Au-delà de cette arène politique qu’est l’AÉP, certains organes de la CPI doivent eux aussi faire un peu de politique. C’est le cas du Procureur de la CPI qui, afin de mettre en œuvre la mission principale de la CPI de poursuivre et de juger les criminels internationaux, a récemment adopté un nouveau plan stratégique de poursuites. La conférence de Claire Magnoux a permis d’entrevoir les grandes lignes de cette politique et d’en dessiner les enjeux futurs.
2. « Les politiques de poursuites du Procureur à la Cour pénale internationale », par Claire Magnoux, candidate au doctorat en droit international à la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale pénale et les droits fondamentaux
Face à la Cour pénale internationale, il faut être pleinement conscient d’une réalité : la Cour ne peut pas juger tous les criminels ; non seulement pour des raisons évidentes de compétences, mais également parce que, lorsqu’une situation arrive devant la Cour, le Procureur n’a pas forcément la capacité d’entreprendre des poursuites contre tous les individus.
Dès lors, on peut se poser la question suivante : comment le Procureur met en place une stratégie de poursuite ? Afin de répondre à cette question, il convient de se pencher sur le plan stratégique 2016-2018 de Fatou Bensouda (son second depuis son entrée en fonction en 2012), qui est un document public où figurent non seulement un bilan des poursuites menées, mais également les orientations choisies pour les années à venir. La communication s’attardera sur les points de convergence des plans stratégiques de Fatou Bensouda, les changements stratégiques principaux entre le premier et le second plan ainsi que les difficultés qui rendent l’application d’un tel plan difficile.
Parmi les points communs entre les deux plans, il appert d’abord que la principale préoccupation de Bensouda, depuis le début de son mandat, sont les violences sexuelles et sexistes. L’attention particulière portée à ce type d’exactions constitue la « marque de fabrique » de la politique de poursuite menée par Bensouda.
Ensuite, la Procureure s’est attardée à la concentration des efforts lors de la phase de la confirmation des charges. En effet, Bensouda aspire à une meilleure préparation dès le début de la procédure, contrairement à son prédécesseur, Luis Moreno-Ocampo. Pour elle, la confirmation des charges est une étape primordiale qui permet, si elle est très bien préparée, de donner une meilleure crédibilité au Bureau du Procureur. Par ailleurs, selon des statistiques, le Bureau du Procureur enregistrait 62 % de confirmation des charges entre 2003 et 2012, alors que la période de 2012 à 2015 montre un taux de 85 %.
Enfin, Fatou Bensouda aspire clairement à une affirmation de la politique pyramidale des poursuites à la CPI, contrairement à son prédécesseur, Moreno-Ocampo, qui menait une politique consistant à concentrer les efforts sur les crimes les plus graves et voulait poursuivre les plus hauts responsables de la hiérarchie concernée. Dès 2012, Bensouda reformule une politique de poursuites d’ordre pyramidale. Pour ce faire, il apparaît comme nécessaire d’aller chercher plus bas dans la chaîne hiérarchique, au lieu de s’attaquer aux grands noms, afin de maximiser les chances d’accumuler des preuves et de construire un dossier solide qui permettra, à terme, de remonter la hiérarchie.
Les changements opérés par Bensouda à la suite du mandat de Moreno-Ocampo démontrent une réelle volonté de mettre en lumière la crédibilité du Procureur sur la scène internationale à travers un processus de rationalisation des poursuites.
Dans un second temps, il s’agit d’entrevoir les nouveautés entre les plans stratégiques.
Dans le plan stratégique 2016-2018, Bensouda fait un bilan de son premier plan stratégique et dit clairement que la CPI ne peut pas répondre à tout. Ce n’est financièrement pas possible. C’est dans cette perspective qu’un projet de formulation de sélection des cas est mise en place.
Par ailleurs, il est établi un plan prévisionnel, appelé « Basic Size Plan », qui établit ce que la Cour sera capable de réaliser, et ce, en fonction des moyens dont elle dispose. Ce plan prévoit, idéalement, 9 examens préliminaires, 1 nouvelle situation, 6 enquêtes actives, 5 cas de phase de procès et 5 cas en phase de pré-procès. Cette prévision est également une manière de montrer aux États qu’ils fournissent un budget limité, ce qui entraine, inévitablement une sélection des cas.
Enfin, il convient de faire mention de deux affaires de la CPI qui illustrent les nombreuses critiques dont peut faire l’objet une politique de poursuites : les affaires Al Mahdi et Gbagbo.
L’affaire Al Mahdi est le premier dossier que Bensouda gère entièrement sous sa mandature. Il s’agit d’une affaire relative à la situation au Mali, qui concerne la destruction de biens religieux et culturels. Ici, le premier individu mis en cause, Al Mahdi, n’est pas le plus haut responsable dans la hiérarchie, ce qui est symbolique de la nouvelle stratégie du Procureur, à savoir : viser plus bas pour remonter l’échelon. Pour autant, ce choix a fait l’objet de critiques au Mali démontrant la difficulté de faire accepter ce choix de politiques de poursuite.
Ensuite, il y a l’affaire Gbagbo, dont le procès est actuellement ouvert. Le camp Gbagbo est le seul mis en cause pour les exactions commises en Côte d’Ivoire lors des violences postélectorales s’étant déroulées fin 2010-début 2011, alors qu’aucun individu du camp Ouattara n’a été impliqué, pour le moment. Cela a été vivement critiqué par les observateurs internationaux et ivoiriens.
Pour conclure, il convient de souligner que la CPI est une cible facile pour les États. En effet, les critiques fusent : soit la Cour va chercher les plus responsables, et de nombreux échecs sont constatés, soit la Cour se contente d’aller chercher plus bas, mais elle ne servirait à rien, car elle ne s’attaquerait pas aux « vrais responsables ». Finalement, quelque soit la stratégie de poursuite employée, il y aura toujours des avantages et des inconvénients. Il n’y a aucune solution miracle, d’un côté comme de l’autre.
À l’évidence, la CPI est une organisation très complexe, où la diplomatie judiciaire est tout aussi importante que la mise en œuvre de ses attributions judiciaires.
Ce billet ne lie que la ou les personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.