Le 15 septembre 2019, de nombreux étudiant.e.s ont eu l’occasion d’assister à la projection du film « Zero Impunity » dans le cadre du Festival de cinéma de la Ville de Québec. Cette projection a été suivie d’une riche discussion animée par les réalisateurs, Nicolas Blies et Stéphane Hueber-Blies, les doctorant.e.s Claire Magnoux et Bienvenue Moussa Haba, la professeure Fannie Lafontaine et la journaliste de Radio-Canada, Sophie Langlois. Certains membres du public, dont les auteur.e.s de ce billet, étaient issus du projet Osons le DIH!, dirigé par la professeure Julia Grignon, qui s’est impliqué dans cet événement aux côtés de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale pénale et les droits fondamentaux, la Clinique de droit international pénal et humanitaire, le Partenariat canadien pour la justice internationale et la Faculté de droit de l’Université Laval.
Le film « Zero Impunity » est une œuvre de Nicolas Blies et Stéphane Hueber-Blies, mêlant avec ingéniosité images animées, images réelles, et projections de témoignages sur les murs de villes endormies qui ne demandent qu’à être réveillées de leur torpeur face à un crime international odieux, mais trop souvent passé sous silence : les violences sexuelles en période de conflit armé. Si la forme du film est astucieuse et originale, elle a surtout pour objectif de mettre en avant le fond. Sans jamais choquer graphiquement, le film parvient à susciter suffisamment d’effroi et de colère chez le public pour le sensibiliser à cette cause.
En effet, « Zero Impunity » est un film bouleversant, retraçant les parcours de victimes de violences sexuelles, dont le contexte de conflit armé a servi à justifier ou faciliter la commission de ces crimes. L’angle d’attaque du film est intéressant, car il ne se limite pas qu’à un schéma de violence sexuelle, une région du monde, ou un type de protagoniste. En effet, le film retrace le parcours de victimes de violences sexuelles en Syrie, en Ukraine, au Mali, ou encore dans les prisons de Guantanamo. Les victimes sont parfois des femmes, parfois des hommes, et personne n’est épargné parmi les coupables : des services de Bachar Al Assad, en passant par les forces armées américaines et les Casques bleus, le film ne s’autorise aucun tabou et n’hésite pas à pointer du doigt les manquements d’institutions telles que l’Organisation des Nations Unies.
« Zero Impunity » adopte une démarche féministe, ce qui se retrouve notamment dans le choix des douze journalistes chargées de recueillir les témoignages, qui sont toutes des femmes. Le film a pour ambition de mettre la lumière sur ces crimes et de faire tomber les tabous et les préjugés qui y sont associés, de libérer la parole des victimes et de sensibiliser le grand public. Une meilleure connaissance et une meilleure diffusion de ce qui se passe sur le terrain est en effet un moyen privilégié de lutter contre l’impunité, prévenir la commission de ces crimes, et assurer un meilleur accompagnement des victimes. Sensibiliser la société, c’est instaurer une pression sur les gouvernements et les autres instances juridiques, qui peut les inciter à adopter de véritables politiques de poursuites ou de prévention des violences sexuelles dans le cadre des conflits armés.
Si le plaidoyer du film s’inscrit avant tout dans une démarche pénaliste, avec la volonté affichée dans le titre de punir les auteurs de violences sexuelles en contexte de conflit armé, une question demeure en suspend à la suite de ce visionnage : le droit international humanitaire (ci-après DIH), ou droit de la guerre, a-t-il un rôle à jouer en amont de la commission de ces violences sexuelles ?
L’objectif de ce billet est ainsi de se questionner, en se basant sur les problèmes soulevés dans le film, sur le rôle que peut jouer en amont le droit des conflits armés pour lutter contre ces violences sexuelles. En effet, cette branche du droit international a été conçue spécifiquement pour régir les conflits armés, pour instaurer des règles dans la guerre lorsque celle-ci est inévitable, de sorte à ce qu’elle se déroule le plus proprement possible. À partir du moment où certains actes de violences sexuelles ont lieu en contexte de guerre, tel que présenté dans le film, le DIH a donc un rôle à jouer afin de lutter contre celles-ci, et ce avant l’application du droit international pénal qui serait synonyme d’échec de la phase de prévention. Cependant, ce billet part de l’hypothèse que le droit des conflits armés, qui est un régime juridique ancien, ne prend pas suffisamment bien en compte les violences sexuelles afin de les prévenir efficacement. Pour autant, les auteur.e.s relèvent quelques notes d’espoir, en constatant que le DIH semble évoluer positivement dans sa prise en compte des violences sexuelles, ce qui laisse croire que ce droit peut et doit s’adapter aux problématiques contemporaines de la guerre ou, dans le cas d’espèce, à des problématiques qui n’étaient auparavant pas ou peu traitées.
Le DIH, un régime de prévention censé apporter de l’ordre dans le chaos de la guerre
Dans un premier temps, il convient de noter que les règles de DIH vont servir d’appui à la qualification des crimes de guerre, tels que prévus par l’article 8 du Statut de Rome. En effet, si le DIH ne bénéficie pas de mécanismes de sanctions qui lui sont propres, la violation de certaines de ses règles va déclencher l’application de l’article 8 du Statut de Rome relatif aux crimes de guerre, permettant de rechercher la responsabilité individuelle pénale des individus mis en cause. DIH et droit international pénal vont donc se compléter, tant sur le plan des règles que sur le plan des sanctions, afin d’assurer les poursuites les plus efficaces possibles contre les individus qui violeraient les règles de la guerre en rapport avec les violences sexuelles.
Cependant, le rôle du DIH ne s’arrête pas à celui d’un corpus juridique qui servirait d’appui aux sanctions prévues en droit international pénal. Si la finalité du droit international pénal est avant tout punitive, celle du DIH est plutôt considérée comme préventive. Là où le DIH va donc se démarquer, c’est en agissant en amont de la commission de ces violences, à travers l’instauration de limites, de cadres, permettant d’instaurer de l’ordre et de l’humanité dans le chaos de la guerre. Le DIH est notamment censé limiter les moyens et les méthodes pour faire la guerre. Ceci est d’autant plus important que, dans le cadre des violences sexuelles, celles-ci continuent d’être utilisées comme tactiques de guerre dans les conflits armés contemporains. C’est notamment l’effet « radioactif » dont parlait le film : le viol d’une habitante du village n’aura pas seulement des répercussions sur elle, mais également sur sa famille, ses proches, voire le village dans son intégralité, offrant ainsi un avantage au camp qui en aura fait usage.
Une particularité des violences sexuelles dans le contexte des conflits armés est que les bourreaux ne sont pas simplement animés par un désir sexuel, mais également par une volonté d’assoir leur pouvoir, leur domination sur leur victime, de les humilier et de les avilir. C’est d’ailleurs ce qu’illustrait parfaitement le film « Zero Impunity » à travers l’exemple d’Abu Ghraib, où les détenus étaient dénudés et forcés de se masturber entre eux, sans que cela ne procure le moindre plaisir sexuel à leurs geôliers, qui n’avaient pour seule intention que de les humilier.
De tels exemples montrent à quel point il est important de lutter contre ces violences sexuelles qui continuent de faire rage dans le monde, à l’image des conflits armés auxquels elles sont trop souvent liées. Sur ce point, en théorie, le DIH a donc la possibilité d’agir à la fois en amont de la commission de ces crimes en les prévenant, et après leur commission en offrant un fondement permettant de poursuivre leurs auteurs sur le plan pénal. Cependant, dans les faits, les violences sexuelles sont-elles suffisamment bien prises en compte dans les principales sources de DIH pour permettre à ce corpus juridique de jouer ce rôle ?
Les lacunes du DIH
Les violences sexuelles ont été très tôt un sujet de préoccupation au sein du droit régissant les conflits armés. En effet, dès 1863, le Code Lieber, qui régissait le comportement des forces de l’Union durant la guerre de Sécession, interdisait le viol à son article 44. Il prévoyait qui plus est une sanction particulièrement sévère, puisque ceux qui se rendaient coupable d’un tel crime encouraient la peine de mort.
Au sein des quatre Conventions de Genève, principales sources du DIH, la protection contre les violences sexuelles est en revanche plus ténue. En effet, mis à part dans la Convention IV relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, où le terme de « viol » est explicitement employé à l’article 27 (bien qu’étant toujours lié à la notion d’honneur), les textes des autres Conventions se contentent de protéger les victimes de violences sexuelles à travers des atteintes à leur honneur et à leur intégrité physique, n’établissant donc pas une interdiction explicite de cette pratique. Par ailleurs, les violences sexuelles ne font pas partie de la liste des infractions graves aux Conventions de Genève, qui ouvrent la porte à la qualification de crime de guerre conformément à l’article 8.2.a) du Statut de Rome.
Les mêmes difficultés se retrouvent au niveau de l’article 3 commun aux quatre Conventions de Genève, qui est censé régir les conflits armés non internationaux, et qui ne nomme pas explicitement le viol ou les violences sexuelles parmi les pratiques interdites, au contraire du meurtre ou des mutilations.
S’il est possible de condamner ces agissements sous d’autres formes, telles que l’atteinte à l’intégrité corporelle, à la dignité, ou même la torture dans certains cas, il est cependant dérangeant de constater qu’une pratique aussi courante et inhumaine n’est pas explicitement nommée au sein des principales sources du DIH que sont les Conventions de Genève. Le volet pénal peut contourner cette absence de mention explicite en se basant sur d’autres fondements mais, pour le DIH, qui a un but préventif et informatif, nommer et interdire explicitement ces pratiques pourrait contribuer à un changement dans les mentalités de celles et ceux qui participent aux conflits armés.
Cette absence de mention explicite a entraîné de nombreuses critiques de la part d’auteures féministes[1], désireuses d’établir que les violences sexuelles étaient inacceptables, y compris en période de conflit armé, et que le « chaos de la guerre » ne pouvait justifier ou faciliter la commission de ces crimes. Il est de plus important de marquer le fait que les violences sexuelles sont bien plus qu’une atteinte à l’honneur, mais un véritable crime à part entière, ayant des conséquences sur l’intégrité physique et mentale de la victime.
L’adaptation du DIH à cette dure réalité des conflits armés
À la suite de ces critiques, les Protocoles Additionnels aux Conventions de Genève de 1977 ont essayé d’être plus explicites. Le Protocole additionnel aux Conventions de Genève relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (ci-après Protocole additionnel I) condamne ainsi explicitement le viol à l’égard des femmes à son article 76.1 (même si le fait de ne lier le viol qu’aux femmes reste questionnable). Cet article en profite par ailleurs pour sortir les violences sexuelles de la simple idée de viol, en condamnant également la « prostitution forcée » et « toute autre forme d’atteinte à la pudeur ». Le Protocole additionnel aux Conventions de Genève relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux reprend les mêmes termes à son article 4.2.e), offrant ainsi aux conflits armés non internationaux une condamnation des violences sexuelles plus explicite que ce que propose l’article 3 commun aux Conventions de Genève.
Dans la même lignée que les Protocoles additionnels, l’évolution des mœurs et la prise en compte par la société des enjeux féministes ont permis au DIH d’aller encore plus loin. Ainsi, dans sa mise en œuvre contemporaine, la notion d’honneur n’est plus du tout prise en compte dans le contexte des violences sexuelles. Ces atteintes sont d’ailleurs désormais poursuivies en tant qu’infractions graves[2], ce qui constitue une avancée non seulement symbolique, mais également pratique afin de pouvoir poursuivre plus facilement leurs auteurs en vertu de l’article 8.2.a) du Statut de Rome relatif aux crimes de guerre.
L’évolution des mentalités sur le sujet et la prise en compte des théories féministes du droit se retrouvent également dans la pratique des États. En effet, en collectant la pratique des États dans le cadre de son étude sur le droit international humanitaire coutumier (ci-après DIH coutumier), le Comité internationale de la Croix-Rouge (CICR) a conclu qu’il existait une règle de DIH coutumier (la règle 93) qui interdisait le viol et les autres formes de violence sexuelle, aussi bien dans les conflits armés internationaux que dans les conflits armés non internationaux. Les sources ayant servi à démontrer l’existence de cette règle montrent notamment que les violences sexuelles sont aujourd’hui qualifiées de crime de guerre dans plusieurs manuels militaires.
L’étude de cette règle 93 de DIH coutumier permet également de constater une autre avancée de la part des États qui, pour la plupart, reconnaissent désormais que la prohibition des violences sexuelles est non-discriminatoire. En d’autres termes, cela signifie que cette prohibition s’applique aussi bien à l’égard des femmes qu’à l’égard des hommes, ce qui constitue une évolution par rapport à l’article 76.1 du Protocole additionnel I qui associait la prohibition du viol à la protection des femmes.
Les violences sexuelles en période de conflits armés ont de plus été condamnées à de nombreuses reprises par des organisations internationales, à l’image de l’Organisation des Nations Unies à travers des condamnations du Conseil de sécurité, de l’Assemblée générale, ou encore du Conseil des droits de l’Homme.
Cependant, les violences sexuelles continuent de faire rage dans les conflits armés, d’abord envers les femmes, premières victimes, mais également envers les hommes et les minorités. Ces violences ne sont que très peu documentées ou rapportées, à cause des préjugés qui persistent, mais aussi à cause des risques liés à la dénonciation de tels agissements. En effet, dans de trop nombreux pays encore, les relations sexuelles (consenties ou non) entre personnes de même sexe sont punissables de mort. Dénoncer ces violences sexuelles fait donc courir un risque pour ces victimes invisibles, dont l’accompagnement est restreint, tout comme leur possibilité d’accéder à la justice ou même à des soins. Ce n’est que très récemment que le Conseil des droits de l’Homme a qualifié les violences faites sur des personnes trans* au Myanmar de crime de guerre, mettant en lumière pour la première fois, la particulière vulnérabilité de certains groupes.
Conclusion
De nos jours, plus que jamais, afin de lutter efficacement contre les violences sexuelles, la réaffirmation des règles du DIH et de ses prohibitions est capitale. La société civile a également un rôle à jouer dans la lutte contre les violences sexistes et genrées, même en période de paix, afin de faire évoluer les mentalités et d’insister sur la gravité de ces violences. C’est d’ailleurs ce qui est ressorti de la conférence ayant suivi la projection. En effet, les réalisateurs, les panélistes, et les membres du public qui sont intervenus se sont mis d’accord sur un point : la société civile a le pouvoir de bousculer les mentalités, de faire évoluer le droit et le comportement des États. Et c’est là tout l’intérêt de diffuser des films tels que « Zero Impunity », dont le but est de faire réagir l’opinion publique sur des sujets restés trop longtemps tabous.
La publication de ce billet et la participation des auteur.es à la projection du film Zero Impunity sont financées par Osons le DIH! et le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.
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Ce billet ne lie que la ou les personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale e les droits fondamentaux, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.
[1] Antoine A. Bouvier, Anne Quintin et Marco Sassoli, avec la collaboration de Juliane Garcia, « Chapitre 8, La protection des civils » dans Un droit dans la guerre ? Cas, document et supports d’enseignement relatifs à la pratique contemporaine du droit international humanitaire, vol 1, Présentation du droit international humanitaire, 2e ed, CICR, Genève, 2012, en ligne : <www.icrc.org/fr/doc/assets/files/publications/cicr-0739-fre-part-i.pdf>
[2] Ibid.