Le 13 Novembre 2019, Camille Marquis Bissonnette, candidate au doctorat en droit à l’Université Laval, et Carmen Montero Ferrer, chercheuse postdoctorale de l’Université de Saint-Jacques de Compostelle qui effectue un stage postdoctoral à l’Université Laval, ont tenu une conférence sur « la répression de la société civile engagée dans la protection des droits humains ». Cet événement organisé par la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale pénale et les droits fondamentaux (ci-après Chaire), avait pour vocation de mettre en lumière les risques qu’encourait la société civile à travers deux points principaux :
- L’aide aux immigrants pouvant être qualifiée de trafic illicite de migrants, présenté par Carmen Montero Ferrer, qui appelait à une (r)évolution du système européen en vue de mieux protéger la société civile de l’arbitraire des États lorsque des opérations de sauvetage sont effectuées.
- Les divers liens que des organisations humanitaires peuvent tenir avec des organisations considérées comme terroristes, que ce soit pour la défense de droits humains, l’acheminement de l’aide humanitaire, ou encore la diffusion du droit international humanitaire (ci-après DIH), qui leur font courir le risque d’être considérées comme apportant un soutien à une organisation terroriste.
C’est sur ce deuxième point, présenté par Camille Marquis Bissonnette, que Osons le DIH, en tant que partenaire de cet événement, a tenu à rédiger un billet mettant en lumière les liens entre la conférence de la Chaire et les différentes règles de DIH concernées.
Ce choix s’explique dans un premier temps par le fait que Marine Colomb, co-auteure de ce billet, rédige son mémoire sur des problématiques liées au terrorisme en DIH. De plus, du 9 au 12 décembre 2019, à Genève, se tenait la 33eConférence Internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, au cours de laquelle plusieurs enjeux liés au terrorisme en contexte de conflit armé ont été étudiés. Parmi les inquiétudes qui y ont été soulevées, figure notamment la criminalisation de l’action humanitaire, à l’image de ce qui a été mis en avant lors de la conférence de la Chaire.
La résolution 1373 du Conseil de Sécurité : l’origine d’une ambiguïté
Comme l’a soulevé Camille Marquis Bissonnette, la société civile et les organisations humanitaires peuvent être sanctionnées au titre de soutien au terrorisme, pour des actions pourtant loin de s’apparenter à ce qui pourrait être considéré en apparence comme un réel soutien au terrorisme. Ceci est notamment dû à une interprétation large de la part des États de la Résolution 1373, adoptée par le Conseil de sécurité des Nations Unies, en réponse notamment aux attentats du 11 Septembre 2001.
Camille Marquis Bissonnette a expliqué que si cette Résolution constitue une entrave à la mise en œuvre de l’action humanitaire, c’est notamment parce que les notions de « financement » et de « terrorisme » qui y figurent ont été rédigées de façon large, laissant ainsi une marge de manœuvre importante aux États au moment de se livrer à un exercice de définition ou de qualification dans leur ordre juridique interne.
En effet, cette notion de financement peut aller bien au-delà du simple fournissement de fonds à une organisation terroriste. Comme relevé lors de la conférence de la Chaire, le soutien au terrorisme, interprété largement par les États, pourrait inclure, notamment, l’enseignement du DIH à des groupes considérés comme terroristes, ou encore l’acheminement d’une aide humanitaire dans des zones contrôlées par des organisations terroristes. Ce sont ces deux points, potentiellement contraires aux règles du DIH, qui ont particulièrement retenu l’attention des auteur.e.s de ce billet.
La conception trop large de soutien au terrorisme : un obstacle à la diffusion du DIH ?
En prenant des mesures trop larges dans la criminalisation du soutien au terrorisme, les États risqueraient d’y inclure des activités humanitaires qui consisteraient en … l’enseignement du DIH à des groupes armés considérés comme terroristes. De telles mesures seraient non seulement contraires aux obligations de diffusion du DIH présentes au sein des Conventions de Genève, de leurs Protocoles additionnels, et des règles de DIH coutumier (voir le billet de Clémence Bouchart sur le principe de diffusion), mais seraient également contreproductives. En effet, le DIH a pour but de limiter les souffrances causées par les conflits armés, de règlementer et d’encadrer les moyens et les méthodes pour faire la guerre. Il interdit notamment, à travers le principe de distinction, de prendre des civils pour cibles, méthode parfois employée par des mouvements dis terroristes. Empêcher des organisations neutres et impartiales de diffuser le DIH à ces groupes armés, ce serait contribuer indirectement au maintien de ces méthodes de guerre justement pointées du doigt par celles et ceux qui luttent contre le terrorisme.
Cela serait d’autant plus préjudiciable que, le plus souvent, si le DIH n’est pas appliqué, ce n’est pas par manque de volonté, mais par méconnaissance de ces règles. C’est pourquoi des organisations telles que le CICR s’efforcent à disséminer le DIH non seulement auprès des États et des populations, mais aussi auprès des groupes armés, dans l’espoir d’instaurer une certaine humanité dans la guerre.
Respecter le caractère impartial de l’aide humanitaire
Camille Marquis Bissonnette a également souligné, comme problématique liée aux conflits armés, le fait que le soutien au terrorisme puisse inclure l’aide humanitaire apportée aux populations civiles placées sous contrôle d’un groupe armé considéré comme terroriste. Il ne faudrait en effet pas, au nom de la lutte contre le terrorisme, abandonner les populations civiles situées dans ces zones. Cela serait par ailleurs également contraire aux règles du DIH, selon lesquelles les États parties au conflit doivent « autoriser et faciliter le passage rapide et sans encombre de secours humanitaires destinés aux personnes civiles dans le besoin, de caractère impartial et fournis sans aucune distinction de caractère défavorable, sous réserve de leur droit de contrôle » (règle 55 de DIH coutumier). Dans un tel cas, la complication du passage des secours humanitaires ne se ferait pas (seulement) directement sur le terrain, mais (aussi) en amont, à travers des lois antiterroristes dissuasives pour l’action humanitaire neutre et impartiale.
Dans un avis du 2 octobre 2018, la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (ci-après Commission) a listé les conséquences négatives de la lutte contre le terrorisme sur l’action humanitaire. Il peut s’agir d’obstacles d’ordres financiers, dans les cas où les banques seraient amenées à suspendre des transactions envers des organismes humanitaires pour se prémunir de poursuites. Il peut s’agir d’obstacles administratifs, dans le sens où de nombreux États incluent des clauses de mise en œuvre de la loi antiterroriste dans leurs contrats de financement d’organisations humanitaires, ces clauses pouvant faire peser un fardeau trop lourd sur ces organismes au détriment de leurs actions sur le terrain. Et parfois, comme cela a été soulevé lors de la conférence de Camille Marquis Bissonnette et Carmen Montero Ferrer, cela peut carrément se transformer en une pénalisation de l’aide humanitaire à travers les différentes lois nationales criminalisant le soutien au terrorisme.
Pourtant, une telle criminalisation de l’aide humanitaire irait à l’encontre du principe d’impartialité, pilier du DIH. C’est ce que dénonce la Commission en énonçant que « Les organisations humanitaires qui acceptent de se conformer aux législations nationales antiterroristes peuvent être amenées à répondre de manière sélective aux besoins des populations »[1]. Or, l’impartialité présuppose de ne pas faire de distinction entre celles et ceux supposées recevoir l’aide humanitaire. Le CICR a fait état de ce constat lors de la 32ème Conférence internationale :
Le risque de criminalisation de l’action humanitaire auprès de groupes armés non étatiques qualifiés d’« organisations terroristes » reflète sans doute une non-acceptation de la notion d’action humanitaire neutre, indépendante et impartiale, une approche que le CICR s’emploie à promouvoir dans ses activités sur le terrain.[2]
Le Code criminel canadien a été cité lors de la conférence de la Chaire comme exemple des largesses des définitions adoptées par les États dans le cadre du financement du terrorisme. Selon l’article 83.02, constitue ainsi un financement du terrorisme quiconque qui, « directement ou non, fournit ou réunit, délibérément et sans justification ou excuse légitime, des biens dans l’intention de les voir utiliser — ou en sachant qu’ils seront utilisés — en tout ou en partie, en vue […] » de commettre une infraction terroriste telle que définie par le Code criminel. Une telle définition pourrait, malgré le motif de l’excuse légitime, englober les activités de l’aide humanitaire et la fourniture de biens distribués de manière impartiale, qui pourraient indirectement servir des desseins terroristes. Ceci a par ailleurs amené les conférencières à interpeler l’assistance sur une problématique concrète : Quid d’un groupe armé « terroriste » qui réclamerait, à une organisation humanitaire neutre et impartiale, un droit de passage pour la laisser accéder à la population civile dans le besoin ?
Cette conférence de la Chaire a permis de mettre en lumière les nombreuses difficultés concrètes auxquelles peuvent être confrontées les organisations humanitaires, dès lors que des enjeux liés au terrorisme font surface.
Quelles réponses apporter à ces risques ?
Comme relevé lors de la conférence de la Chaire, c’est l’absence de définition universelle précise, et la peur engendrée par le terrorisme, qui rendent la contestation de telles lois compliquées. Par ailleurs, la Cour Européenne des Droits de l’Homme ne s’est pas penchée sur cette question du fait des enjeux politiques qu’elle sous-tend.
Toutefois, face à cela, certains États commencent à réfléchir à l’inclusion d’exceptions pour l’aide humanitaire dans leurs lois antiterroristes. Le Conseil de Sécurité des Nations Unies réfléchit lui aussi à la manière de réduire les risques liés aux mesures anti-terroristes pour les acteurs humanitaires impartiaux.
Parce-que la lutte contre le terrorisme ne devrait pas se faire au détriment de certaines valeurs fondamentales, il est nécessaire pour les États, mais aussi pour chacun d’entre nous, d’être vigilant.e.s face aux dérives que cette lutte peut entraîner. Ceci non seulement en ce qui concerne l’aide humanitaire et la diffusion du DIH, mais aussi à un niveau bien plus large, à l’image du traitement des prisonniers djihadistes dans le Nord-Est de la Syrie, qui se fait au détriment de nombreuses règles de DIH et de droits humains. La peur du terrorisme ne doit pas nous faire oublier notre humanité, retranscrite, dans le cadre de la guerre, dans les Conventions de Genève et leurs Protocoles additionnels.
La publication de ce billet est financée en partie par le projet de recherche Osons le DIH! Promotion et renforcement du DIH : une contribution canadienne et le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada. Une partie des idées exprimées dans ce billet proviennent de la thèse sur laquelle travaille Camille Marquis Bissonnette, conférencière de l'événement aux côtés de Carmen Montero Ferrer.
Ce billet ne lie que la ou les personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale e les droits fondamentaux, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.
[1] Commission nationale consultative des droits de l’Homme, Avis sur l’incidence de la législation relative à la lutte contre le terrorisme sur l’action humanitaire, Paris, 2 octobre 2018, p.16.
[2] CICR, 32ème Conférence internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, Genève, Suisse, 8-10 décembre 2015, Rapport sur Le droit international humanitaire et les défis posés par les conflits armés contemporains, Genève, Octobre 2015, p.27.