« Expanding the Crime of Genocide to Include Ethnic Cleansing ». Tel est le titre de l’article d’un auteur qui appelle explicitement à la révision de la Convention pour la prévention et la répression du génocide (Convention sur le génocide) pour y inclure le phénomène du nettoyage ethnique. Cet auteur n’est pas le seul à militer en ce sens : on peut trouver des positions similaires aussi bien dans la doctrine que la jurisprudence. Devant cette tendance, une question se pose : le crime de génocide est-il synonyme de nettoyage ethnique ou bien les deux infractions sont-elles différentes ?
La signification du génocide
Le crime de génocide a été codifié pour la première fois dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948. À peine cette convention est-elle entrée en vigueur que la Cour internationale de Justice s’est empressée de voir en elle l’expression du droit international coutumier. Sur cette base, le statut juridique du génocide oblige les États même en dehors de tout lien conventionnel.
Au fil du temps, les législations internes ainsi que les différents statuts créant des juridictions pénales internationales ont repris la même définition de 1948, contribuant ainsi à renforcer l’assise juridique du crime.
Selon l’article 6 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, qui est le dernier texte à vocation universelle à reprendre cette définition, le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) meurtre de membres du groupe; b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe; c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle; d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe.
Cette définition du génocide repose essentiellement sur deux critères qui s’identifient en éléments objectifs ou matériels et en éléments subjectifs. Les éléments matériels du génocide sont composés de cinq types d’actes limitativement énumérés aux alinéas a) à e) précités. Ce sont des actes de nature physiques (meurtre, atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale, ou soumission à des conditions d’existence devant entraîner leur disparition) ou biologiques (mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe, transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe). Alors que le génocide physique vise la destruction du groupe par l'élimination physique de ses membres, le génocide biologique conduit à l’extinction du groupe à travers les entraves aux naissances et le transfert forcé d’enfants. Quant à l’élément subjectif, il est constitué par l’élément intentionnel du génocide (dolus specialis). L’intention du génocide est le point cardinal de la définition du génocide. Il a été dit qu’elle cristallise la caractéristique la plus intime du crime du génocide. Sans la preuve de celle-ci, il est impossible de conclure à ce crime.
La preuve du dol spécial est difficile à établir. C’est la raison pour laquelle il existe en notre siècle de nombreux génocides ignorés. De manière générale, soit l’intention peut s’établir par des preuves directes (par exemple la saisine de documents officiels dans lesquels il existe un plan génocidaire), soit elle peut s’inférer des circonstances et des faits du crime. Les preuves directes étant généralement difficiles à établir, c’est au prisme de la deuxième hypothèse que les juges arrivent la plupart du temps à se convaincre de la commission d’un génocide. Ainsi seront pris en compte le contexte du crime ainsi que le comportement discriminatoire de l’accusé, le nombre impressionnant de victimes, l’attaque aux biens du groupe visé, l’usage de termes insultants, les blessures subies par la victime ou encore le caractère systématique et à grande échelle des violations commises.
Il n’existe donc pas de critères précis pour déterminer une fois pour toutes l’existence du dol spécial. C’est donc de manière casuistique que le juge va se convaincre, au-delà de tout doute raisonnable, de la commission d’un génocide.
La signification du nettoyage ethnique
Le nettoyage ethnique est aussi désigné par diverses expressions françaises (« purification ethnique », « épuration ethnique »), anglaise (« ethnic cleansing »), allemande (« ethnische sauberung »), espagnole (« limpieza éthnica ») ou encore italienne (« pulizia etnica »). Cependant, il n’existe pas à l’heure actuelle une définition juridique univoque du nettoyage ethnique qui fasse consensus. Indéfinie sur le plan juridique certes, la notion du nettoyage ethnique n’en a pas moins intéressé plusieurs sources qui ont tenté de lui apporter une définition méta ou extra juridique.
La première définition, la plus connue, est venue du Rapport intérimaire de la Commission d’experts constituée conformément à la Résolution 780 (1992) du Conseil de sécurité (Doc. S/25274). Les experts appréhendent le nettoyage ethnique comme une pratique contraire au droit international qui consiste à rendre une zone ethniquement homogène en utilisant la force ou l’intimidation pour faire disparaître de la zone en question des personnes appartenant à des groupes déterminés.
Cette définition du nettoyage ethnique a été reprise ultérieurement, d’abord dans certaines décisions du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), ensuite par la Cour internationale de Justice en 2007, et enfin, par la Cour pénale internationale (CPI) dans les affaires relatives aux événements s’étant déroulés en ex-Yougoslavie et au Darfour.
À ces décisions, il faut mentionner le jugement Simić et al. de 2003 du TPIY, qui permet aussi de parfaire la compréhension du nettoyage ethnique. Dans cette décision, les juges ont été plus explicites en soulignant que « l’expulsion et le transfert forcé sont tous deux étroitement liés à la notion de nettoyage ethnique ».
La pratique du Conseil de sécurité des nations (CSNU) en relation avec la crise qui a secoué l’ex-Yougoslavie dans les années 1990 permet aussi d’éclaircir le phénomène du nettoyage ethnique. Dans sa Résolution 819 adoptée le 16 avril 1993, le CSNU réaffirme d’abord le principe de la souveraineté, de l’intégrité et de l’indépendance de la Bosnie Herzégovine; ensuite, il prend le soin de condamner le nettoyage ethnique comme étant une violation du droit international humanitaire; enfin, il assimile le nettoyage ethnique à toute prise ou acquisition de territoire par la menace ou l’emploi de la force. À cet exemple, on peut ajouter d’autres résolutions qui vont dans le même sens : la Résolution 787 du 16 novembre 1992, la Résolution 820 du 17 avril 1993, la Résolution 824 du 6 mai 1993, la Résolution 827 du 25 mai 1993, la Résolution 836 du 4 juin 1993 et la Résolution 859 du 27 août 1993.
Tout ce qui précède permet de déduire trois éléments principaux de la définition du nettoyage ethnique : l’identité ethnique du groupe, l’acte de déplacement ainsi que l’acquisition du territoire par la force. Quoi qu’il en soit, le nettoyage ethnique a une finalité territoriale et c’est là son élément déterminant. La purification ethnique est une violation du droit international qui vise à prendre possession d’un territoire en déplaçant ou en assimilant par la force le groupe ethnique qui l’occupait.
Une tentative de rapprochement qui appelle à la réflexion
L’examen de diverses sources du droit international indique une tendance qui appelle à reconnaître de profondes similitudes entre le phénomène du nettoyage ethnique et le crime international de génocide. Tout d’abord, on peut citer la Résolution 47/121 de l’Assemblée générale des Nations Unies (AGNU) dans laquelle cette dernière a estimé que le « nettoyage ethnique » est « une forme de génocide ».
En 2001, sur le même ton, on pouvait lire dans le jugement Krstić qu’« il y a d’évidentes similitudes entre une politique génocidaire et ce qui est communément appelé une politique de "nettoyage ethnique" ».
Si on ajoute à ces sources une partie de la doctrine qui estime que l’intention de déplacer par la force des civils fait partie d’une campagne visant à terme à les éliminer, c’est-à-dire à leur faire subir un génocide, le rapprochement entre le génocide et le nettoyage ethnique entretenu ces dernières années aussi bien en doctrine qu’en jurisprudence devient problématique et appelle à la réflexion.
Cela est d’autant plus vrai que le récent rapport préliminaire de la Commission d’enquête internationale sur la République centrafricaine a ajouté à la confusion en appréhendant le nettoyage ethnique sous l’angle du génocide. Analysant la situation dans ce pays, les membres de la Commission d’enquête de l’ONU dirigée par le Camerounais Bernard Acho Muna, ancien Procureur du TPIR, n’écartent pas la mise en œuvre d’une politique de nettoyage ethnique qu’ils assimilent directement à la déportation ou au transfert forcé de population. Puis, parlant du génocide, ils écrivent que « [l]es déplacements massifs et forcés des Fulani, en tant que groupe ethnique, et des musulmans, en tant que groupe religieux, en particulier pourraient constituer des actes de génocide ».
Étant donné que la Commission prend elle-même le soin de relativiser ses conclusions sur ce point, en se proposant d’évaluer, dans un avenir proche, la nature exacte et les caractéristiques des violations présumées du droit international humanitaire avant de tirer une conclusion définitive, le rapport final est très attendu afin de voir si la Commission entérinera les positions qui visent à élargir la définition du génocide.
L’exclusion du nettoyage ethnique dans les travaux préparatoires de la convention sur le génocide
Lors des travaux préparatoires, un amendement (Doc. Off. NU A/C.6/234) visant l’article 2 de la Convention sur le génocide pour y inclure des « mesures tendant à mettre les populations civiles dans l’obligation d’abandonner leurs foyers afin d’échapper à la menace de mauvais traitements » avait été proposé par la Syrie. Cette proposition se fonde sur la notion de destruction « culturelle » du groupe et correspond globalement de nos jours à l’idée qu’on se fait du nettoyage ethnique. Mais cette demande a été expressément rejetée par les délégations présentes à la Sixième Commission de l’Assemblée générale.
La raison principale de ce rejet réside dans le fait que, pour les représentants des États à ces travaux, « [l]a notion de génocide culturel a été jugée trop vague et trop éloignée de la destruction physique ou biologique à l’origine de la Convention ». Les États ont donc refusé d’étirer, contrairement à la tendance actuelle, la définition du crime de génocide. En conséquence, on devrait aussi admettre que les deux phénomènes ne sont ni à confondre ni à assimiler. De toute manière, il ne nous semble pas que l’opinio juris des États qui a prévalu en son temps à l’époque ait évolué.
Si on fait le point à ce niveau, on résume avec la doctrine autorisée que la Convention sur le génocide « [still] covers only physical (and biological) destruction, with the minor exception of transferring children ». C’est en ces termes qu’il faut concevoir le droit positif du génocide, qui n’a pas encore changé.
Deux intentions pourtant opposées
Le nettoyage ethnique et le génocide ne peuvent pas être assimilés parce qu’ils ne sont pas identiques et qu’ils poursuivent des finalités différentes. Comme on l’a dit, le nettoyage ethnique a une finalité territoriale. En effet, son intention n’est pas, contrairement au crime de génocide, à rechercher dans la destruction physique ou biologique d’un groupe. En mettant en œuvre une telle politique, les auteurs sont moins animés par l’intention de détruire le groupe que par celle qui consiste à utiliser tous les moyens à leur portée, y compris le meurtre, pour amener le groupe ethnique adverse à abandonner son territoire d’origine. Que des meurtres puissent être commis dans ou en cours d’expulsion ou de transferts, cela n’enlève rien à la qualification de nettoyage ethnique, d’autant plus que le dolus specialis est inexistant dans ce cas.
Cette intention territoriale du nettoyage ethnique a d’ailleurs été confirmée par la CPI dans la situation du Soudan précitée. La Cour souligne que
[l]’élément distinctif du dol spécial caractérisant le génocide est l’intention de détruire un groupe protégé. Cette intention destructrice se distingue toutefois de l’intention requise en matière de nettoyage ethnique, dans le cadre duquel un criminel entend s’en prendre à un groupe ethnique, par exemple en le chassant d’une région, sans pour autant avoir l’intention de le détruire dans cette région.
Ceux qui soutiennent l’existence d’un lien entre le nettoyage ethnique et le génocide estiment aussi qu’en cas d’expulsion, on pourrait prouver que celle-ci a été mise en œuvre avec l’intention de détruire le groupe visé pour conclure au génocide. Cet argument consiste en fait à faire coïncider l’intention du nettoyage ethnique avec l’intention spécifique afin de souligner leur complémentarité. Or, cette manière de faire est contre-productive dans la mesure où elle ne fait pas progresser le débat, car le même argument peut-être aussi tenu dans le cadre des crimes contre l’humanité et même les crimes de guerre. En outre, il est permis de douter de la possibilité que les deux intentions puissent coexister d’un point de vue strictement juridique, car les intentions qui les déterminent sont foncièrement opposées.
En tout état de cause, la volonté d’inclure coûte que coûte dans le crime de génocide des actes qui en ont été historiquement exclus ne fait que « blur the line betwen the two concepts », comme l’a dénoncé Schabas.
En conclusion, il n’existe pas en l’état du droit international positif des « manifestations variables du génocide », comme on a pu le lire dans les tentatives de certains auteurs visant à déformer la fonction normative du crime de génocide. Le génocide en droit est unique et ne saurait être assimilé à d’autres « pratiques [dites] génocidaires », et dans lesquelles on essaie depuis un certain temps, d’engluer le nettoyage ethnique.
Ceci dit, le nettoyage ethnique n’est pas moins attentatoire à la dignité humaine que le crime de génocide. Toutefois, le juriste ne doit pas se laisser emporter par la symbolique de l’imaginaire génocidaire. À notre sens, il n’est pas nécessaire de s’imposer le lourd fardeau de remettre en cause les acquis de 1948, en cherchant à faire absorber vaille que vaille ce phénomène qu’est l’épuration ethnique par le crime de génocide. Par contre, on peut se demander si le temps n’est pas venu d’ouvrir un nouveau chapitre des crimes internationaux, en donnant une signification autonome et exclusive au nettoyage ethnique. Cela permettra d’opérer définitivement sa scission avec les autres crimes officiellement reconnus.
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