Le 26 février 2011, par sa résolution 1970, le Conseil de sécurité des Nations Unies (CSNU) a saisi le Procureur de la Cour pénale internationale (CPI) de la situation en Libye. Le 3 mars suivant, à la suite d’un examen de la situation, le Procureur de l’époque, Luis Moreno Ocampo, conclut en l’existence d’une base raisonnable de croire que des crimes relevant de la compétence de la Cour peuvent effectivement avoir été commis en Libye depuis le 15 février 2011 et décide d’ouvrir une enquête. C’est ainsi qu’en juin 2011, la Chambre préliminaire de la Cour délivre 3 mandats d’arrêt à l’encontre d’importants leaders libyens, soit Muammar Kadhafi, Saïf Al-Islam Kadhafi et Abdullah Al-Senussi, pour crimes contre l’humanité.
En vertu du principe de complémentarité, la CPI ne peut exercer sa compétence que si les systèmes nationaux font défaut. Cette défection inclut également les États qui prétendent vouloir engager des mesures pénales, mais qui, en réalité, sont incapables ou n’ont pas la volonté de le faire. Ceci est d’ailleurs au cœur du débat, à savoir qui, de la Libye ou de la CPI, pourra juger Saïf Al-Islam Kadhafi et potentiellement Abdullah Al-Sennussi.
Il est bon de mentionner que, pendant le règne de Muammar Kadhafi, le système juridique pouvait être vu comme le reflet du système politique, qui contrôlait la majorité des institutions. Ainsi, au cours des quatre dernières décennies, la constitution du pays consistait en ce qu’on pourrait qualifier d’un recueil personnel des pensées politiques de Kadhafi. Dans ces circonstances, est-il vraiment possible de croire que les nouvelles instances judiciaires libyennes seront aptes à rendre des jugements justes et équitables ?
Les autorités libyennes prétendent être capables d’enquêter et de juger Saïf Al-Islam Kadhafi et Abdullah Al-Sennussi sur leur sol. Elles ont d’ailleurs soulevé, le 1er mai 2012, une exception d’irrecevabilité dans l’affaire portée contre Saïf Al-Islam Kadhafi, contestant ainsi le pouvoir de la Cour à utiliser sa compétence dans cette affaire. Le 7 novembre dernier, dans sa première intervention devant le Conseil de Sécurité, le Procureur actuel Fatou Bensouda, rappelle que la justice doit rester l'élément central de la transition en cours en Libye et qu’il revient maintenant à la Chambre préliminaire de la CPI de se prononcer sur la recevabilité de l’affaire Saïf Al-Islam Kadhafi. Elle mentionne également, dans le quatrième rapport de la CPI au Conseil de Sécurité, qu’une telle analyse, au regard de l’article 17 du Statut de Rome, a pour objectif de vérifier si les autorités libyennes ont réellement enquêté et engagé des poursuites ou sont en train de le faire.
Plus récemment, le 23 janvier dernier, la Chambre préliminaire de la CPI ordonne à la Libye de faire rapport de ses intentions et de fournir les informations nécessaires concernant le jugement d’Abdullah Al-Sennussi avant le 28 janvier 2013. La Chambre préliminaire constate alors que la Libye n’a non seulement pas encore remis Abdullah Al-Sennussi à la CPI, mais n’a pas non plus entrepris les procédures judiciaires nationales prévues par le Statut de Rome à cet effet. Les avocats du gouvernement libyen mentionnent qu’Al-Sennussi ne fera pas l’objet de jugement devant les tribunaux civils libyens avant mai 2013. Aussi, l’option de juger Abdullah Al-Sennussi et Saïf Al-Islam Kadhafi dans un même procès a, bien que fort improbable, été soulevée.
Outre le débat à savoir qui, de la Libye ou de la CPI, pourra juger Saïf Al-Islam Kadhafi, cette situation demeure d’une importance capitale pour le rôle futur de la CPI sur la scène internationale. Toutes les étapes de cette affaire, de l’acceptation de la situation déférée par le CSNU jusqu’à l’analyse de la Chambre préliminaire, pourront affecter la légitimité et la crédibilité de la Cour.
Tests pour les principes fondateurs de la CPI
D’abord, le cas de la Libye est la première occasion pour la Cour de tester ses principes fondateurs. Cette affaire lui permettra d’appliquer de façon réelle et concrète son principe de complémentarité tout en poursuivant son objectif premier de mettre fin à l’impunité pour les crimes internationaux les plus graves. Jusqu’à maintenant, la Cour n’a pas encore été amenée à se questionner sur l’interprétation qu’elle désirait donner au principe de complémentarité. Le choix entre les tribunaux libyens et la CPI pour l’enquête et le jugement de Saïf Al-Islam Kadhafi pourrait nous éclairer sur la façon dont le principe de complémentarité devra être interprété à l’avenir et ainsi constituer un précédent en la matière.
Le principe de complémentarité est la pierre angulaire du Statut de Rome et la fondation sur laquelle la CPI est construite. Il existe présentement deux interprétations du principe de complémentarité, soit la complémentarité passive ou proactive. La première entend la CPI comme un organe de dernier recours qui doit intervenir seulement lorsqu’il y a absence de volonté de la part de la juridiction nationale ou encore lorsque celle-ci est dans l’incapacité d’enquêter sur des crimes internationaux commis sur son territoire. La seconde voit quant à elle la CPI comme un catalyseur de justice internationale. Cette interprétation présente le principe de complémentarité proactive non pas comme un mécanisme restrictif, mais plutôt comme un mécanisme permettant de participer plus activement au jugement de responsables de crimes internationaux au niveau des tribunaux nationaux. La décision nous aidera donc à savoir si la Cour considère le principe de complémentarité plutôt comme un mécanisme à caractère passif ou proactif.
Impacts de la décision sur la légitimité et l’autorité de la Cour
Nous ne nous pencherons pas ici sur les éléments qui contribueront à forger la décision de la Chambre de première instance. Cependant, nous tenterons de démontrer en quoi cette décision, qu’elle se positionne en faveur de la traduction de Saïf Al-Islam Kadhafi en Libye ou non, aura un impact sur la légitimité et l’autorité de la CPI à la suite de futurs conflits armés.
Examinons d’abord le cas où la Cour ne permettrait pas aux autorités libyennes de juger Saïf Al-Islam Kadhafi en sol libyen. Cette éventualité pourrait augmenter les perceptions négatives de certains États envers la Cour et alimenter les arguments de ceux qui la perçoivent comme un instrument d’ingérence dans les affaires internes des États. De plus, au sortir d’un conflit, il est communément accepté que la comparution des acteurs devant les instances judiciaires nationales facilite la réconciliation et aide les sociétés à faire face à leur passé. Ainsi, comme Saïf Al-Islam Kadhafi représente l’ancien régime oppressif de Kadhafi, certains peuvent avancer qu’il serait préférable qu’il soit jugé en sol libyen. Pour les tenants de cette idée, l’intervention de la CPI pourrait donc nuire à la réconciliation du pays et ainsi amoindrir l’autorité de la Cour.
Bien entendu, il y aurait également des conséquences importantes pour la CPI dans le cas où elle jugerait que la Libye dispose de la volonté ainsi que des moyens nécessaires à la tenue d’un procès juste et équitable de Saïf Al-Islam Kadhafi. Pour notre part, nous croyons que si la communauté internationale a jugé nécessaire de déférer cette situation à la CPI, c’est qu’elle avait des doutes quant à l’efficacité des nouveaux tribunaux libyens à pouvoir juger convenablement les auteurs de crimes internationaux. Ainsi, le jugement de Saïf Al-Islam Kadhafi en Libye pourrait remettre en question l’autorité de la Cour auprès des États qui la perçoivent comme une instance permettant de faire cesser les menaces à la paix internationale.
De nombreux auteurs, mais aussi les avocats de Saïf Al-Islam Kadhafi, tendent à démontrer que les autorités libyennes désirent juger ce dernier elles-mêmes non pas afin d’assurer la justice, mais plutôt parce qu’elles sont motivées par un désir de revanche. Les avocats de Saïf Al-Islam Kadhafi ont apporté plusieurs arguments pouvant remettre en cause la possibilité de tenir un procès juste et équitable en Libye, notamment quant au traitement qu’il a reçu jusqu’à maintenant et à la présomption de culpabilité. La légitimité de la Cour pourrait être grandement affectée auprès des États adhérant à cette version des faits.
Un consensus semble se dégager à l’effet que l’intervention en Libye aura des impacts plus grands sur la CPI que sur la Libye elle-même, et ce, particulièrement sur son fonctionnement futur dans des situations semblables. La CPI est à un moment critique de son existence où elle doit définir une stratégie plus claire quant à sa façon d’opérer à l’avenir. La situation en Libye contribuera donc à déterminer quelle est la place de la Cour au sein de la communauté de la justice pénale internationale.
Endossement des comportements de la Libye par la Cour
Advenant le cas où la Chambre préliminaire trancherait le débat en faveur des tribunaux libyens, certains comportements passés et futurs des autorités libyennes pourraient être perçus comme étant endossés par la Cour.
Il est intéressant de voir à quel point des violations potentielles des droits de l’homme par les autorités libyennes seront prises en compte dans l’examen de recevabilité et comment ces gestes controversés pourront avoir un impact sur la légitimité et le comportement futur de la Cour. Par exemple, des membres du personnel de la CPI qui ont visité Saïf Al-Islam Kadhafi dans la ville de Zintan, en Libye, ont été enlevés et détenus par les autorités libyennes durant l’été 2012 alors qu’ils disposaient de l’immunité diplomatique. En référant le cas de Kadhafi à la Libye, la CPI pourrait donner l’impression d’avaliser les gestes des autorités libyennes à l’encontre de son personnel.
En donnant le pouvoir à la Libye de juger Saïf Al-Islam Kadhafi, la Cour pourrait aussi sembler endosser la possibilité qu’il soit soumis à la peine capitale. De nombreux observateurs et avocats de la CPI prétendent d’ailleurs que dans le cas où Saïf Al-Islam Kadhafi serait jugé en Libye, il serait pendu. L’article 21(3) du Statut de Rome prévoit que l’application et l’interprétation du droit par la CPI doivent être compatibles avec les droits de l’homme internationalement reconnus. Or, lors des négociations du Statut, les États présents, désireux de préserver leur souveraineté et leurs différentes opinions sur la peine de mort, ont été clairs sur le sujet : la Cour ne devait pas devenir un tribunal suprême des droits humains. Le chapitre 7 du Statut, et plus particulièrement son article 80, en est la démonstration.
Il est donc intéressant de voir comment la Cour réconciliera son désir de justice internationale aux engagements des États et de quelle façon elle se comportera face à la possibilité que la peine de mort soit utilisée. Bref, de nombreux questionnements demeurent sans réponse, mais nul doute que la Cour fait face à plusieurs défis quant à la décision qu’elle prendra dans cette affaire.
La CPI, instrument des membres du Conseil de Sécurité ?
L’expérience de la Libye est un défi non seulement pour la CPI, mais aussi pour l’ensemble de la communauté internationale. Le CSNU a utilisé le principe de responsabilité de protéger pour déférer la situation en Libye à la CPI. Le mandat accordé à la Cour fait donc d’elle un acteur du maintien de la paix internationale. Toutefois, cette situation pourrait remettre en cause l’indépendance de la Cour. De fait, bon nombre d’auteurs, tel Mark Kersten, ont signifié leurs craintes que la Cour ne devienne la ‘‘marionnette’’ du Conseil de Sécurité et une extension des pouvoirs politiques internationaux.
Finalement, dans son dernier rapport, le Procureur a rappelé l’importance de la coopération et a mentionné qu’elle désire renforcer la capacité de la Libye à juger elle-même les crimes internationaux les plus graves ayant été commis sur son territoire. Selon son Bureau, ceci permettrait de consolider l’état de droit en Libye. Il ne reste donc plus qu’à voir comment, dans les prochains mois, la Chambre préliminaire de la Cour réussira à prendre une décision qui répondra aux objectifs du Bureau du Procureur et aux principes fondamentaux de la CPI. Il sera tout aussi intéressant de voir comment elle interprètera le Statut fondateur de la Cour tout en tentant de respecter les engagements des États qui l’ont négocié.