« Les gens d’Ansar Dine l’ont attaché sur une chaise et lui ont coupé la main droite… Et le garçon a crié, crié, crié !... »
Ce n’est que l’un des témoignages effroyables, figurant parmi tant d’autres dénonciations d’atrocités commises à Tombouctou et qui semblent ne pas avoir été entendues par la Chambre préliminaire de la Cour pénale internationale (CPI) dans l’affaire Le Procureur c. Ahmad Al Faqi Al Mahdi, dont l’audience de confirmation des charges a eu lieu le 1 mars 2016. Transféré le 26 septembre 2015 à La Haye, aux Pays-Bas, Al Faqi était sous le coup d’un mandat d’arrêt pour crimes de guerre au sens des articles 8(2)(e)(iv), 25(3)(a), 25(3)(c) et 25(3)(d) du Statut de Rome.
Ahmad Al Faqi Al Mahdi, aussi connu sous le nom de guerre d’Abou Tourab, est un Touareg de la tribu Al Ansar, natif des environs d’Agoune. Il rejoint le groupe islamiste Ansar Dine et devient un proche collaborateur du chef Iyad Ag Ghaly qui, en 2012, le nomme à la tête de la Hesbah, la Brigade des mœurs chargée d’imposer la charia. Il aurait personnellement facilité, collaboré ou supervisé la destruction intentionnelle de 10 bâtiments religieux et/ou historiques à Tombouctou entre le 30 juin et le 10 juillet 2012, alors que la ville était sous le contrôle des groupes islamistes Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI) et Ansar Dine[1].
Comme indiqué au septième paragraphe du mandat d’arrêt, l’accusé était réputé être un membre du groupe islamiste Ansar Dine, en plus d’être le dirigeant de la Brigade des mœurs étroitement liée au Tribunal islamique de Tombouctou. À ce titre, il aurait été responsable de l’exécution des peines. Cependant, malgré ces graves affiliations et des violations contre l’intégrité physique de civils ordonnées par ce tribunal et pouvant s’apparenter à des crimes de guerre, la CPI n’a jugé bon que de retenir des chefs d’accusation de crimes de guerre liés à la destruction de bâtiments protégés par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO).
Il est désolant de voir la Cour abandonner ainsi les victimes de violences commises au nom de la charia à Tombouctou alors qu’elle reconnaît que l’accusé était personnellement impliqué dans les activités de l’occupation de la ville et qu’il était le chef de la Brigade des mœurs. La Fédération internationale des ligues des droits de l'Homme, l’Association malienne des droits de l’Homme et 16 autres organisations internationales réclament de la part du Bureau du Procureur le dépôt de chefs d’accusation au sujet des crimes internationaux commis à l’encontre des populations civiles de Tombouctou et du nord du Mali. Ce billet de blogue se veut une critique de la décision du Bureau du Procureur de ne poursuivre Ahmad Al Faqi Al Mahdi qu’en vertu des articles 8(2)(e)(iv), 25(3)(a), 25(3)(c) et 25(3)(d) du Statut de Rome.
Rappel du conflit
En 2012, le nord du Mali est emporté par une vague de violences qui frappe principalement les régions de Kidal, Gao et Tombouctou. Les groupes armés islamistes Ansar Dine, AQMI et Mouvement pour l'Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) travaillent alors de concert pour prendre le contrôle de chaque ville et village, expulsant systématiquement l’armée qui peine à maintenir ses positions militaires dans cette vaste région aux portes du Sahara. L’escalade fulgurante de violence débute le 17 janvier avec la prise de la ville de Ménaka par le groupe armé touareg laïc indépendantiste Mouvement National de Libération de l'Azawad (MNLA), qui s’associe aux islamistes pour prendre successivement le contrôle d’une dizaine de villes en seulement quelques mois. Contrairement à AQMI et au MUJAO, dont les têtes dirigeantes et les combattants proviennent principalement des pays voisins, Ansar Dine est une branche dissidente du MNLA, composée essentiellement de Touaregs maliens. Le chef du groupe, Iyad Ag Ghaly, qui dirige un contingent de plus de 3 000 hommes, était un membre important du MNLA avant qu’il n’oriente ses objectifs vers l’imposition stricte de la charia sur le territoire malien en créant son propre groupe et en s’associant à AQMI, une franchise d’Al-Qaïda. Un profond conflit idéologique entre les islamistes et le MNLA éclate en juin 2012 et le groupe laïc est violemment expulsé de ses positions en subissant une succession de revers militaires dans sa lutte pour prendre le contrôle du nord du pays.
Le nord du Mali se retrouve alors sous le contrôle quasi absolu d’AQMI, d’Ansar Dine et du MUJAO. Des tribunaux islamiques sont rapidement mis en place dans les villes, notamment à Tombouctou, et les habitants sont systématiquement exposés aux abus d’une stricte police religieuse qui n’hésite pas à user de violence pour assurer le maintien de la charia. De nombreux mausolées classés au patrimoine mondial de l’humanité par l'UNESCO sont violemment détruits par les militants extrémistes et les populations qui n’ont pas quitté la ville vivent constamment dans la peur d’être les victimes d’un prochain conflit meurtrier.
Compétence de la CPI
En juillet 2012, le Bureau du Procureur rend public un examen préliminaire de la situation au Mali, dont les conclusions déclenchent l’ouverture officielle d’une enquête le 16 janvier 2013 sur les crimes commis sur le territoire malien depuis 2012. En effet, le Bureau établit dans son examen préliminaire qu’il est raisonnable de croire que de graves violations aux articles 8(2)(c)(i), 8(2)(c)(iv), (8)(2)(e)(iv), (8)(2)(e)(v) et (8)(2)(e)(vi) du Statut de Rome ont été commises en 2012, ce qui confère à la CPI une compétence ratione materiae tel que prévu à l’article 5. Il identifie explicitement une attaque lancée contre la base militaire malienne à Aguelhok le 24 janvier 2012 ayant fait plus de 70 victimes, des châtiments corporels infligés par les groupes armés dans le nord du Mali, la destruction de sites religieux et historiques à Tombouctou et de nombreux pillages et viols. On pourrait donc déduire que de graves crimes ont été perpétrés au regard de l’appréciation faite par la Procureure des éléments de preuve qualitatifs et quantitatifs recueillis. Au paragraphe 31 de la décision relative à la confirmation des charges dans l’affaire Le Procureur c. Bahar Idriss Abu Garda, la Chambre préliminaire I de la CPI a décrit le facteur de la gravité des crimes présumés, prévu aux articles 17(1)d) et 53(1)d) du Statut de Rome, comme étant essentiel à la prise de décision quant à la recevabilité des affaires par la Cour.
Qualification du conflit
Pour que la CPI puisse se prononcer à propos des accusations de crimes de guerre résultant de l’enquête du Bureau du Procureur sur la situation au Mali, il est primordial que la présence d’un conflit armé non international soit établie juridiquement en vertu de l’article 8(2)(f) du Statut de Rome. Comme indiqué au paragraphe 562 du jugement de la Chambre de première instance du TPIY dans l’affaire Le Procureur c. Dusko Tadić, deux critères doivent être impérativement satisfaits afin de conclure à l’existence d’un conflit armé interne. Il s’agit de l’intensité du conflit et du degré d’organisation des groupes armés impliqués. Pour ce qui est du premier critère, la précédente section Rappel du conflit démontre l’intensité de la violence et le nombre élevé d’exactions commises par les groupes insurgés. En effet, le conflit oppose les forces gouvernementales à des groupes armés islamistes auquel s’ajoutent des conflits parallèles entre les différents groupes rebelles présents au nord du Mali. Dès 2012, les villes et villages au nord du pays tombent les uns après les autres sous le contrôle des groupes islamistes, qui se servent d’armes de gros calibre pour atteindre leurs objectifs militaires. En sus de ce premier critère, ces groupes armés doivent être organisés. En l’espèce, Ansar Dine, AQMI et le MUJAO répondent à ce critère par leurs structures organisationnelles respectives dans lesquelles les chefs, les porte-paroles et les différentes brigades armées sont facilement identifiables. Des formations militaire et idéologique au recrutement des combattants ainsi qu’à la gestion du matériel militaire, tout est organisé. Le conflit peut donc être qualifié de confit armé ne présentant pas un caractère international.
Qualification des faits
Trois violations au Statut de Rome sont clairement identifiables au moyen de témoignages recueillis, de rapports d’ONG et de vidéos mises en ligne par le groupe islamiste Ansar Dine. Un premier acte de crime de guerre pour torture qui enfreint l’article 8(2)(c)(i) est recensé le 20 juin 2012. Le Tribunal islamique de Tombouctou condamne alors un couple à 100 coups de fouet pour avoir conçu un enfant hors mariage, au terme d’un procès n’offrant pas les garanties essentielles en matière d’indépendance et d’impartialité, une violation flagrante de l’article 8(2)(c)(iv) des Éléments des crimes (cliquez sur ce lien pour accéder à la vidéo de la condamnation. Attention, les images peuvent choquer). Les faits ont d’ailleurs été rapportés par Amnesty International dans son rapport sur le Mali qui fait état, le 16 juillet 2012, d’un second crime de torture. Le journal Le Parisien, dans son édition du même jour, rapportait que le Tribunal islamique de Tombouctou avait condamné à 40 coups de fouet un habitant pour avoir consommé de l’alcool. Ces civils ont donc subi des souffrances physiques, infligées par flagellation lors de la poursuite des objectifs du groupe islamiste impliqué dans le conflit non international, tel que défini par les Éléments des crimes à l’article 8(2)(c)(i)-4.
« Ils ont apporté une sorte de piqûre et me l’ont injectée, peu de temps après ils m’ont aussi administré de la cocaïne. Quand ils m’ont coupé la main, je n’étais même pas conscient. »
- Dédéou Maiga (témoignage)
Enfin, un crime de guerre pour mutilation à l’article 8(2)(c)(i) du Statut de Rome est observé à Tombouctou le 16 septembre 2012. Selon les informations révélées par RFI et LaPresse, le témoignage de la victime (attention, les images peuvent choquer) ainsi que le rapport d’Amnesty International, les responsables de l’exécution des peines ont coupé la main droite d’un civil, Dédéou Maiga, sur ordre du Tribunal islamique de Tombouctou qui applique la charia et prononce les sentences en vertu de la loi islamique. Il était accusé du vol d’un matelas et d’un sac de riz. Il est évident que la victime civile a subi une atteinte permanente à son intégrité physique par l’ablation d’un membre sans aucune motivation médicale tel que défini à l’article 8(2)(c)(i)-2 des Éléments des crimes.
Et les victimes ?
Dans le mandat d’arrêt émis à son encontre par la Chambre préliminaire I, Ahmad Al Faqi Al Mahdi est formellement identifié, sur la base de témoignages, comme étant une « personne redoutée en matière religieuse », « en étroite association avec les leaders des deux groupes armés [AQMI et Ansar Dine] » et « associé[e] au travail du Tribunal islamique de Tombouctou et [participant] à l'exécution de ses décisions ». Les victimes l’ont reconnu comme chef de la Brigade des mœurs responsable de l’exécution des peines dans la ville de Tombouctou de mai à septembre 2012, soit la période pendant laquelle les présumés crimes de torture et de mutilation précédemment qualifiés auraient été commis.
Dans les paragraphes 1406 et suivants de l’affaire Le Procureur c. Germain Katanga, les juges déclarent que la commission indirecte des crimes par l’intermédiaire d’une autre personne peut constituer une responsabilité pénale. En vertu de l’article 25(3)(a) du Statut de Rome, Al Faqi devrait donc être tenu pénalement responsable pour les crimes décrits ci-dessus et qui relèvent de la compétence de la Cour.
Il est désolant de constater que le Bureau du Procureur ne profite pas de cette occasion pour offrir une voix aux victimes civiles des exactions imposées par le Tribunal islamique de Tombouctou dirigé par Ansar Dine. Étant donné la fonction de dirigeant d’Ahmad Al Faqi Al Mahdi au sein de la Brigade des mœurs responsable des violations précédemment qualifiées de crimes de guerre en vertu de l’article 8(2)(c)(i), cet individu devrait être incriminé par la CPI pour ses actions. Intenter des poursuites uniquement par rapport aux crimes de guerre pour la destruction de plusieurs bâtiments religieux constitue, selon moi, un affront aux victimes du groupe armé Ansar Dine ayant subi de graves souffrances physiques. Comme le rappel le tribunal dans l’affaire Le Procureur c. Bahar Idriss Abu Garda, « la gravité d’une affaire ne devrait pas être exclusivement appréciée d’un point de vue quantitative ». L’impunité n’a donc pas sa place !
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