Trois ans après le décès de l’ancien Chef suprême, Kim Jong-Il, la République populaire démocratique de Corée (ci-après, « R.P.D.C. ») est au cœur de l’actualité. La Troisième Commission de l’Assemblée générale des Nations Unies (ci-après, « Troisième Commission »), qui veille au respect des droits humains, a, de manière inédite, requis que l’Assemblée générale demande officiellement au Conseil de sécurité de saisir la Cour pénale internationale (ci-après, « C.P.I. ») de la situation nord-coréenne. Cette possibilité de renvoi par le Conseil de sécurité est prévue par l’article 13, alinéa b), du Statut de Rome. Le 18 décembre 2014, l’Assemblée générale des Nations Unies accède à la demande de la Troisième Commission en adoptant une résolution (cette dernière n’étant pas encore publique, la présente contribution analysera le projet de résolution de la Troisième Commission) [1].
Cette décision opportune intervient à la fin d’une année laborieuse pour la C.P.I. En effet, l’année 2014 correspond à une époque charnière pour la C.P.I. : d’une part, les poursuites engagées contre le Président kenyan ont été abandonnées; d’autre part, l’enquête à l’égard du Président soudanais a été suspendue.
Malgré ces difficultés, le projet de résolution adopté par la Troisième Commission, en charge des questions sociales, humanitaires et culturelles, prouve que la figure de la C.P.I. demeure indissociable de la poursuite des individus accusés de crimes internationaux. Cependant, tempérons dès à présent cet espoir puisque certains examens préliminaires ont cours depuis plus de dix ans, à l’instar des cas colombien et afghan.
Par conséquent, peut-on remettre en cause le bien-fondé de l’initiative de la Troisième Commission ? Pour ce faire, il conviendra de s’interroger sur le contenu et la portée de ce projet de résolution. Derechef, la théorie et la pratique s’opposent : si cette initiative est louable (I), sa réalisation demeure hypothétique (II).
- La demande de saisine de la Cour pénale internationale à l’égard des crimes commis par Pyongyang : une initiative bienvenue
Le projet de résolution de la Troisième Commission reprend quasi à l’identique les conclusions du rapport de la Commission d’enquête sur les droits de l’homme en République populaire démocratique de Corée (B). Cet emprunt est la conséquence logique d’une bonne coordination des acteurs de la société internationale (A).
A.Une action combinée des acteurs internationaux
Depuis sa soixantième session (2005-2006), l’Assemblée générale des Nations Unies adopte annuellement une résolution relative à la situation des droits de l’homme en R.P.D.C.[2]
Parallèlement, à partir de 2011, la société civile lance une importante campagne de sensibilisation sur les violations des droits humains en R.P.D.C. arguant la possible commission de crimes contre l’humanité. L’International Coalition to Stop Crimes against Humanity in North Korea, chef de file de cette campagne, entreprend de sensibiliser, plus particulièrement, les dirigeants européens aux exactions massives commises par le gouvernement nord-coréen. À la suite de cette campagne, un rapport sur les camps de détention est transmis, en 2012, au Rapporteur spécial des Nations Unies sur la situation des droits de l’homme en R.P.D.C.
Un an plus tard, le Conseil des droits de l’homme crée, par la résolution 22/13 du 21 mars 2013, la Commission d’enquête sur les droits de l’homme en République populaire démocratique de Corée. Cette dernière, composée de trois juristes internationaux sous la présidence de Michael Kirby (juge australien), a pour mandat de récolter des preuves, de recueillir des témoignages et d’établir la responsabilité pénale des individus responsables (para. 5). Ces objectifs ont été difficiles à atteindre en raison de l’absence totale de coopération de la part des autorités nord-coréennes (para. 9-11). Toutefois, les communications transmises par 80 États à la Commission d’enquête dans le cadre de ses investigations, ont permis de surmonter cet obstacle (para. 15). Quant au champ de compétence de la Commission d’enquête, celui-ci est relativement large : sa compétence n’est circonscrite à aucune limite temporelle et comprend, outre le territoire de l’État nord-coréen, l’action extraterritoriale dudit État (para. 7-8). Notons que la Commission d’enquête ne constitue en aucun cas « une instance judiciaire » ou « un ministère public ». Partant, à défaut d’enquête chapeautée par une juridiction nationale ou internationale, ses conclusions ne peuvent être tenues pour définitives (para. 74). La Commission d’enquête a publié son rapport en février 2014.
Se fondant sur ce rapport, la Troisième Commission a adopté un projet de résolution en date du 18 novembre dernier. Ce projet est le fruit de l’initiative conjointe de divers États, dont les États membres de l’Union européenne. Celui-ci a obtenu l’approbation de 111 États, alors que 19 États ont voté contre et 55 se sont abstenus, dont certains membres de la C.P.I. : le Sénégal, la République démocratique du Congo ou encore le Cambodge.
En conclusion, la célérité et la cohérence de l’action internationale démontrent, a priori, une réelle volonté de mettre fin à la situation désastreuse des droits de l’homme en Corée du Nord. Cette volonté transparaît-elle de la lettre du projet de résolution ?
B.Une résolution fidèle aux travaux de la Commission d’enquête
En premier lieu, d’un point de vue institutionnel, le projet de résolution relatif à la Situation des droits de l’homme en République populaire démocratique de Corée a été entériné le 18 décembre 2014 par la Troisième Commission. Il convient de rappeler que celle-ci est une des six grandes commissions composant cet organe plénier qu’est l’Assemblée générale des Nations Unies. Suivant la procédure onusienne traditionnelle, le projet de résolution a été adopté officiellement par l’Assemblée générale lors de sa soixante-neuvième session. Si 116 États ont voté en faveur de ce texte, 20 s’y sont opposés et 53 sont restés silencieux sur la question. Il est loisible de constater que ces résultats sont quasi identiques à ceux du projet de résolution adopté un mois plus tôt au sein de la Troisième Commission. Dans les deux cas, des désaccords évidents peuvent être constatés, notamment ceux de deux membres permanents du Conseil de sécurité : la Chine et la Russie.
En second lieu, d’un point de vue matériel, après avoir mis en exergue les violations massives des droits de l’homme en R.P.D.C., le projet de résolution tire les conséquences de la situation de fait en Corée du Nord. La Troisième Commission engage l’Assemblée générale à demander au Conseil de sécurité de saisir la C.P.I., voire d’adopter des sanctions ciblées contre ceux semblant porter la plus grande part de responsabilité (para. 8). Cela n’est pas sans rappeler les cas soudanais et libyen. En effet, dans les résolutions 1593 (2005) et 1970 (2011), l’organe restreint des Nations Unies a saisi la Cour. De plus, s’agissant de la Libye, des sanctions ciblées envers les présumés responsables des violations des droits humains ont été décidées.
En outre, ce projet de résolution se fonde essentiellement sur le rapport de la Commission d’enquête de février 2014. Ces deux documents ont un raisonnement et des conclusions semblables. Démontrant les diverses « violations systématiques, généralisées et flagrantes » (para. 1 du Projet de résolution; para. 24 et 80 du Rapport de la Commission d’enquête) des droits de l’homme, des crimes contre l’humanité seraient susceptibles d’avoir été commis (para. 7 du Projet de résolution; para. 74 du Rapport de la Commission d’enquête) dans le « cadre de politiques établies au plus haut niveau de l’Etat » (para. 7 du Projet de résolution; para. 75 du Rapport de la Commission d’enquête). Par conséquent, tant la Commission d’enquête que la Troisième Commission insistent sur la nécessité d’établir la responsabilité pénale individuelle des principaux responsables de ces crimes (Préambule (« Profondément préoccupés … ») et para. 8-9 du Projet de résolution; para. 1, 5 et 74 du Rapport de la Commission d’enquête). Pour ce faire, il est indispensable de poursuivre et de juger les individus présumés responsables (para. 2, al. d) et 8 du Projet de résolution; para. 11, 85 et 87 du Rapport de la Commission d’enquête). Afin de parvenir à ce résultat, les deux organes rappellent l’importance d’une coopération, entendue au sens large : coopération des États, des organisations internationales et de la société civile (Préambule (« Rappelant […] redoubler d’efforts … ») et para. 10 du Projet de résolution; para. 94, al. d) et al. f) du Rapport de la Commission d’enquête). Au demeurant, si les deux instruments soulignent le manque de coopération de la R.P.D.C. (Préambule (« Prenant note […] Regrette … ») et para. 2, al. b) al. c) du Projet de résolution; para. 9-11 du Rapport de la Commission d’enquête), la résolution reconnaît qu’une avancée a été réalisée, à savoir que cet État a répondu au second Examen périodique universel du Conseil des droits de l’homme (Préambule). À ce titre, il est à relever que Pyongyang a souscrit à 113 des 268 recommandations et étudie la possibilité d’en appliquer 58 supplémentaires.
Néanmoins, il existe une différence majeure entre les deux documents. La Commission d’enquête préconise « la saisine de la Cour pénale internationale par le Conseil de sécurité ou la création d’un tribunal spécial par l’Organisation des Nations Unies » (italiques ajoutés - para. 87). A contrario, le projet du 18 novembre 2014 recommande uniquement la saisine de la cour de La Haye (para. 8).
Malgré une initiative cohérente de la part des deux organes, l’avenir paraît s’obscurcir pour les victimes du régime de Pyongyang.
- La demande de saisine de la Cour pénale internationale à l’égard des crimes commis par Pyongyang : un projet irréalisable
À l’égard des crimes présumés avoir été commis en Corée du Nord, aucune des voies préconisées par le projet de résolution pour traduire leurs auteurs ne sont ouvertes. De facto, les portes de la Cour restent closes (A) et les moyens alternatifs existants sont à parfaire (B).
A.L’improbable saisine de la Cour à l’égard de la République populaire démocratique de Corée
Premièrement, s’agissant de la compétence ratione materiae et en vertu de l’article 5, paragraphe 1 du Statut de Rome, la C.P.I. est compétente à l’égard de quatre crimes (crime de génocide, crime contre l’humanité, crime de guerre et crime d’agression). Eu égard aux conclusions de la Commission d’enquête reprises par le projet de résolution, seul le crime contre l’humanité tel que figurant à l’article 7 du Statut de Rome est envisageable dans le cas de la Corée du Nord. Au demeurant, une multitude d’infractions sous-jacentes dudit crime ont été constatées par la Commission. À titre d’illustrations, le rapport de la Commission et le projet de résolution font état d’exécutions sommaires, de détentions arbitraires (para. 2, al. a), i) et ii) du Projet de résolution; para. 56-63 et para. 76 du Rapport de la Commission d’enquête), de disparitions forcées (para. 3 du Projet de résolution; para. 64-73, para. 76 et 83 du Rapport de la Commission d’enquête) et d’actes de torture (para. 2, al. a), i) et ii) du Projet de résolution; para. 56-63 et para. 76 du Rapport de la Commission d’enquête). Il existe donc des « violations systématiques, généralisées et flagrantes des droits de l’homme » (para. 1 du Projet de résolution; para. 80 du Rapport de la Commission d’enquête). Dès lors, en raison de « [l]a gravité, [de] l’échelle et [de] la nature de ces violations … » (para. 80 du Rapport de la Commission d’enquête), les deux instruments concèdent qu’il existe « des motifs raisonnables de croire que des crimes contre l’humanité ont été commis » (para. 7 du Projet de résolution; para. 74-75 du Rapport de la Commission d’enquête). Les nombreuses similitudes existant entre les deux instruments démontrent une fertilisation croisée du droit international des droits de l’homme et du droit international pénal.
Deuxièmement, la compétence ratione temporis de la C.P.I. débute, pour la R.D.P.C., à la date de l’entrée en vigueur du Statut de la Cour, c’est-à-dire le 1er juillet 2002 (article 11, paragraphe 1 du Statut). Ainsi, la haute juridiction ne serait compétente qu’à l’égard des crimes commis à partir de cette date (para. 1 du Projet de résolution; para. 24 et 80 du Rapport de la Commission d’enquête).
Troisièmement, concernant la compétence ratione personae, il est à relever que tant le rapport de la Commission d’enquête que le projet de résolution visent essentiellement les hauts dignitaires nord-coréens (para. 7 du Projet de résolution; para. 24 et 75 du Rapport de la Commission d’enquête). Or, si la politique à l’origine de ces crimes est impulsée au niveau des plus hautes sphères étatiques, elle ne peut être effectivement mise en œuvre que par le concours d’un nombre conséquent d’individus. Bien que l’O.N.U. ne soit pas maître des poursuites, il est dommageable que cette dernière ne vise, en priorité, que les hauts dignitaires nord-coréens. Cette initiative ne risque-t-elle pas d’être suivie par le Procureur de la C.P.I. alors même que celle-ci se veut une juridiction égalitaire[3] ?
Une fois la compétence de la Cour établie, il reste un point d’achoppement majeur : la saisine de cette dernière. En vertu du Statut de Rome, il existe trois modes de saisine. Étant donné que la Corée du Nord n’est pas partie à la Cour et n’a pas fait de déclaration d’acceptation de sa compétence, l’unique voie disponible réside dans l’action du Conseil de sécurité (article 13, paragraphe b), du Statut de Rome). Sourd ici le récurrent clivage entre les considérations politiques et l’exercice de la justice. En effet, à l’image de la situation syrienne, il est certain que la Chine et la Russie, alliées de Pyongyang, useront de leur droit de veto pour empêcher la saisine de la Cour par le Conseil de sécurité (article 27 de la Charte des Nations Unies); certitude corroborée par les dernières déclarations de la diplomatie moscovite.
B.Des solutions alternatives imparfaites
Le pragmatisme de la vie internationale laissant peu d’espoir à une saisine de la C.P.I., les solutions proposées par la Commission d’enquête sont-elles des palliatifs envisageables ? Deux options ont été avancées par les organes onusiens.
Tout d’abord, la mise en place d’un tribunal spécial créé sous l’égide des Nations Unies, telle que proposée par la Commission d’enquête (para. 87 du Rapport de la Commission d’enquête), s’entend de deux façons à la lumière des précédentes expériences de la justice pénale internationale. D’une part, l’organe restreint des Nations Unies pourrait, à l’instar des deux tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda (ci-après, « T.P.I.Y » et « T.P.I.R. »), créer une juridiction ad hoc sur le fondement du chapitre VII de la Charte des Nations Unies. D’aucuns considèrent que cette alternative permettrait de contourner les limitations de la compétence ratione temporis de la C.P.I. Les crimes allégués, bien qu’ils « continuent d’être commis » (para. 24 et 80), l’ont majoritairement été dans les années 1990. Human Rights Watch affirme que la création d’un tribunal pénal international permettrait d’étendre la compétence temporelle de la future juridiction à l’instar de ce qui avait été réalisé dans les années 1990. En effet, les résolutions adoptées par le Conseil de sécurité lors de la création du T.P.I.Y. et du T.P.I.R. ont permis aux tribunaux ad hoc de se prononcer sur des crimes commis antérieurement à leur création (art. 1 et 8 du Statut du T.P.I.Y. et art. 1 et 7 du Statut du T.P.I.R.). Bien que le T.P.I.Y. ait statué sur sa propre compétence (T.P.I.Y., 2 octobre 1995, Le Procureur c. Dusko Tadic, Arrêt relatif à l’appel de la défense concernant l’exception préjudicielle d’incompétence, IT-94-1-AR72, §§ 14-48) , il ne peut être éludé que le principe de légalité a été ébranlé (SCALIA (D.), CESONI (M. L.), « Juridictions pénales internationales et Conseil de sécurité : une justice politisée », Revue Québécoise de Droit International, 2012, vol. 25.2, pp. 52-53). Or, si l’adolescence de la justice pénale internationale a été imparfaite et a pu mettre à mal certains principes clefs du procès pénal, son passage à l’âge adulte doit être empreint de sagesse. Dès lors, il est inconcevable de répéter les erreurs du passé et de bafouer le principe de la non-rétroactivité de la loi pénale.
D’autre part, une autre solution consisterait à instaurer une juridiction internationalisée (à l’instar des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens, des Chambres pour crimes graves du Timor Oriental, des Chambres 64 du Kosovo, de la Chambre pour crimes de guerre de Bosnie-Herzégovine, du Tribunal spécial pour la Sierra Leone, du Tribunal spécial pour le Liban, ou encore des Chambres africaines extraordinaires). Hormis des contingences matérielles, ce projet relève de la gageure sans l’accord de l’État concerné. Dès lors, l’institution d’une juridiction hybride en R.P.D.C. est irréalisable.
Ensuite, la possibilité que l’État nord-coréen s’acquitte de son obligation internationale de poursuivre et de juger (para. 85 du Rapport de la Commission d’enquête) s’avère chimérique, tout comme l’institution d’une justice transitionnelle (para. 89, al. p). De facto, ce sont les mêmes individus qui décident d’exécuter ou non l’obligation de poursuivre et de juger que ceux qui sont à l’origine des crimes commis. Il est, par conséquent, impensable que les dirigeants nord-coréens s’auto-incriminent.
Enfin, le moment est-il opportun pour multiplier les fora de la justice pénale internationale ? De l’avis des auteurs, cela ne pourrait qu’accroître le risque de fragmentation du droit international pénal et menacerait de sonner le glas de cette cour universelle et permanente qu’est la C.P.I. !
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Ce billet ne lie que le(s) personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.
[1] La résolution sera, par la suite, consultable sous la cote : A/RES/69/203.
[2] V. en ce sens : A/RES/60/173, A/RES/61/174, A/RES/62/167, A/RES/63/190, A/RES/64/175, A/RES/65/225, A/RES/66/174, A/RES/67/181, A/RES/68/183.
[3] Cette vision ressort de l’esprit général du Statut de Rome, v. par ex. l’art. 27 du Statut à propos du défaut de pertinence de la qualité officielle.