Symposium de Quid Justitiae à l’occasion de la 17e Assemblée des États Parties [ASP17/AÉP17 (2018)]
Cette année encore, Quid Justitiae s’associe au Partenariat canadien pour la justice internationale à l’occasion de l’Assemblée des États Parties (AÉP) à la Cour pénale internationale, dont la 17e édition se déroule à La Haye, aux Pays-Bas, du 5 au 12 décembre 2018. Pendant cet évènement, des représentant. e. s des États ayant ratifié le Statut de Rome ou y ayant accédé se rassemblent pour prendre des décisions cruciales concernant la Cour. De multiples évènements parallèles sont aussi organisés par des organisations de la société civile pour stimuler les discussions et trouver des solutions aux problèmes qui entravent la réalisation du projet envisagé lors de l’adoption du Statut de Rome. Dans ce contexte, Quid Justitiae diffuse les billets écrits par les étudiant. e. s du Partenariat qui participent à l’AÉP. Ces billets résument, vulgarisent et analysent les évènements qui surviennent à l’AÉP.
La douzième contribution à ce symposium est offerte par Moussa Bienvenu Haba et concerne la poursuite nationale des crimes commis le 28 septembre 2009 en Guinée.
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Bensouda reçue en audience par le président Condé
Introduction
La procédure applicable devant la Cour pénale internationale (CPI) commence par une phase d’examen préliminaire au cours de laquelle le Bureau du Procureur (BDP) détermine si une situation donnée répond aux critères permettant d’ouvrir une enquête (para 1). Cette première étape procédurale est très peu règlementée par les textes régissant le fonctionnement de la CPI[1]. En effet, les articles 15 (2) et 53 (1) du Statut de Rome de la CPI (Statut de Rome) exigent du Procureur d’évaluer les renseignements portés à sa connaissance relativement à une situation avant l’ouverture d’une enquête. Plus spécifiquement, l’article 53 (1) (a-c) du Statut de Rome fixe les critères qui permettent au Procureur de procéder à cette évaluation. Il s’agit de l’examen de la compétence (ratione temporis, ratione materiae et ratione loci ou ratione personae), de la recevabilité (complémentarité et gravité) et des intérêts de la justice (art 53 (1) (a-c) Statut de Rome). Aucun délai spécifique n’est prévu pour les examens préliminaires. Face à ce cadre juridique minimaliste, le BDP a adopté une politique sur les examens préliminaires qui détaille davantage la procédure de conduite de cette phase (ici).
Toutefois, à l’heure du bilan des vingt ans de l’adoption du Statut de Rome, la problématique des examens préliminaires est l’un des points qui concentrent les critiques contre le BDP, et la CPI plus généralement. C’est pourquoi, à l’occasion de la 17e Assemblée des États parties (AÉP) de la CPI qui s’est déroulée du 5 au 12 décembre 2018 à La Haye, deux évènements connexes ont porté exclusivement sur les examens préliminaires[2].
Lors de ces événements, la longue durée de la majorité des examens préliminaires et le manque de cohérence dans leur conduite d’une situation à l’autre ont été les principales critiques relevées. En effet, bien qu’ils ne soient en théorie qu’une phase procédurale devant être brève, car constituant seulement un filtre initial pour le BDP, certains examens préliminaires durent plusieurs années sans que le BDP se décide à les clore (voir par exemple le cas de la Colombie). Plus encore, alors que le BDP semble justifier la longueur des examens préliminaires par la complexité des situations et l’absence de pouvoirs d’enquête formels à ce stade, mais aussi (et surtout) par le manque de ressources (financières et humaines)[3], certains examens préliminaires ne prennent que quelques mois (Lybie, RCA II) alors que d’autres prennent plusieurs années (Colombie, Afghanistan, Nigeria). Ce manque de cohérence nuit à la crédibilité du BDP.
Le BDP justifie également la longueur des examens préliminaires par la mise en œuvre de sa politique de « complémentarité positive ». Se fondant sur le principe de complémentarité (art 1er et 17 Statut de Rome) qui consacre la subsidiarité de la CPI vis-à-vis des tribunaux nationaux, le BDP vise par la complémentarité positive à catalyser les poursuites nationales après l’ouverture d’un examen préliminaire (para 58, para 17 et para 54). En fait, par la complémentarité positive le BDP tend à : 1) encourager les procédures nationales (impulser leur ouverture et surveiller leur évolution et leur intégrité) et 2) contribuer à l’effectivité desdites procédures de manière directe (fourniture des renseignements ou des éléments de preuve à l’État conformément à l’article 93 (10) du Statut de Rome) ou indirecte (encouragement et coordination de l’assistance d’autres États et organisations pour renforcer les capacités des tribunaux nationaux) (para 16-17).
Même si les critiques demeurent quant à l’impact escompté de la Cour sur les États de situation, la mise en œuvre de la complémentarité en Guinée est présentée comme un succès en la matière (pages 30-31, para 173-182 et ici). En effet, dans le cadre de son examen préliminaire en Guinée, le BDP semble avoir joué un rôle important dans le déclenchement de procédures nationales (II) et dans le renforcement des capacités judiciaires locales (III). Avant d’analyser le rôle du BDP à ces deux égards, il sied de présenter le contexte dans lequel les crimes du 28 septembre 2009 ont été commis (I).
- La répression de la manifestation du 28 septembre 2009
Le 23 décembre 2008, une junte militaire, dénommée Conseil National pour la Démocratie et le Développement (CNDD), dirigée par le capitaine Moussa Dadis Camara, s’empare du pouvoir en Guinée (ici). Le chef des putschistes promet une transition rapide devant se conclure par des élections démocratiques, auxquelles ni lui ni aucun membre de son régime ne prendrait part. Moins d’un an après, le 28 septembre 2009, les forces de défense et de sécurité répriment violemment des milliers de manifestants pacifiques réunis au stade de Conakry pour s’opposer à une candidature éventuelle du capitaine Camara aux élections présidentielles (ici).
La Commission d’enquête internationale (CEI) créée par le Secrétaire général des Nations Unies pour établir les faits et les circonstances des évènements du 28 septembre 2009 en Guinée a confirmé entre autres cent cinquante-six (156) morts ou disparus, cent neuf (109) cas de viols ou d’autres violences sexuelles, et des centaines de cas de torture ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (para 1 et 70).
Les jours suivants la répression, une instruction judiciaire a été ouverte pour meurtres, viols et violation d’une interdiction de faire une manifestation, relativement aux évènements du 28 septembre 2009 (para 163). Mais, dès le 7 octobre 2009, avec la création par le gouvernement guinéen d’une Commission nationale d’enquête indépendante (CNE) « investie de tous les pouvoirs de police et d’instruction » sur les évènements du 28 septembre, toutes les instances judiciaires nationales se sont dessaisies du dossier (idem). En dépit des aménagements procéduraux ultérieurs entre la CNE et les juridictions nationales, la présence de la CNE a servi de prétexte pour paralyser la justice nationale (idem).
- Le rôle de la CPI dans le déclenchement et l’évolution des procédures nationales
La Guinée a ratifié le Statut de Rome créant la CPI le 14 juillet 2003, donnant ainsi compétence à la Cour pour connaitre des crimes de génocide, des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre commis sur son territoire ou par ses ressortissants à partir du 1er octobre 2003 (para 167). Ce faisant, à la suite des évènements du 28 septembre 2009, le BDP a confirmé le 14 octobre 2009 l’ouverture d’un examen préliminaire sur la situation de la Guinée conformément à l’article 15 du Statut de Rome (ici). Le BDP a conclu à la suite de la CEI que les crimes commis au stade de Conakry peuvent constituer des crimes contre l’humanité ( para 180-200 et para 171 ).
L’intervention de la CPI dans la situation va mettre fin à l’inaction des tribunaux guinéens. Dès le 20 octobre 2009, le ministre guinéen des Affaires étrangères d’alors a rencontré à La Haye les représentants du BDP et a assuré qu’une enquête en bonne et due forme serait ouverte à propos des allégations de crimes commis (ici). Plus encore, une semaine avant la venue de la première mission du BDP en Guinée (15 février 2010), il a été constitué un collège de trois magistrats instructeurs, lequel a ouvert une instruction judiciaire sur les évènements du 28 septembre 2009 (para 33).
Après avoir impulsé l’ouverture de procédures judiciaires nationales, le BDP, dans la seconde phase de la complémentarité positive, s’est mué en surveillant desdites procédures pour évaluer leur intégrité (cf article 17 Statut de Rome). En effet, le rôle de la CPI a également été très important pour maintenir la poursuite des auteurs des crimes du 28 septembre à l’ordre du jour. Entre février 2010 et octobre 2018, le BDP a effectué seize visites en Guinée pour évaluer la progression de l’enquête et agir en faveur de nouvelles avancées (para 180 et page 33). Pendant ces visites, les représentants du BDP rencontrent les membres du gouvernement, le collège de juges d’instruction, la société civile, la communauté des bailleurs de fonds, les médias, et parfois le président guinéen Alpha Condé (page 33). Le message du BDP à ses interlocuteurs est clair : « il ne pouvait y avoir d’impunité pour les principaux responsables de ces crimes. Ils [les crimes] seraient jugés soit par les autorités guinéennes, soit par la CPI. Il n’y a pas de troisième option ».
En 2012, le BDP a joué sa principale carte de pression vis-à-vis des autorités guinéennes, à savoir la menace de l’ouverture d’une enquête. En effet, entre mai et septembre 2012, le travail du collège des juges d’instruction était interrompu en raison du manque de ressources. Le BDP aurait ainsi donné un délai de six mois au gouvernement guinéen pour corriger la situation, sinon il demanderait à la Chambre préliminaire de la CPI l’autorisation d’ouvrir une enquête sur la situation de la Guinée conformément à l’article 15 du Statut de Rome (page 36). Cette menace a fonctionné, puisque le gouvernement a remédié à la situation (idem).
Le 29 décembre 2017, les juges d’instruction ont clôturé l’enquête nationale en renvoyant en procès treize suspects, parmi lesquels se trouvent de hauts responsables de la junte d’alors, dont l’ancien président Moussa Dadis Camara (ici et para 183). Le gouvernement, avec l’appui des partenaires internationaux, a mis en place un comité de pilotage pour l’organisation du procès du 28 septembre 2009 (ici et ici).
La venue au pouvoir d’un gouvernement civil en décembre 2010 à la suite d’élections démocratiques a créé un terreau favorable à la mise en œuvre de la complémentarité positive du BDP en Guinée. Dans un tel contexte, la CPI a eu un impact non négligeable dans le déclenchement et dans l’évolution des poursuites relatives aux évènements du 28 septembre 2009.
La situation n’est toutefois pas réglée pour autant, car les procédures nationales suscitent des interrogations qui légitimement peuvent faire douter de la volonté des autorités guinéennes à juger promptement les auteurs des crimes du stade de Conakry. En effet, la justice guinéenne a mis plus de huit (8) ans pour clore l’instruction (enquête) d’une situation qui en réalité ne semble pas aussi complexe, comparée à d’autres contextes de commission de crimes internationaux. En fait, les crimes faisant l’objet de l’examen préliminaire de la CPI et de l’instruction nationale ont été commis dans le cadre d’un seul incident : la répression de manifestants au stade de Conakry le 28 septembre 2009. Une telle enquête est moins compliquée que celle relative à des crimes commis sur une longue période dans le cadre de plusieurs incidents liés à un conflit armé ou à un régime de dictature. Aussi, il est judicieux de noter qu’aucun des hauts dirigeants inculpés n’est détenu (ici et ici), ce qui est curieux au regard de la gravité des crimes qui leur sont reprochés. Plus encore, certains occupent encore de hautes fonctions dans le gouvernement actuel (ici et ici). Enfin, à deux ans du second et dernier mandat du gouvernement actuel, on peut valablement se demander si l’objectif n’est pas de retarder le plus possible les procédures et de les léguer au prochain gouvernement (ici), d’autant plus que le budget pour l’organisation du procès n’est pas supporté entièrement par l’État guinéen (ici).
- Le rôle de la CPI dans le renforcement des capacités judiciaires locales
Le rôle direct de la CPI dans le renforcement des capacités judiciaires des pays faisant l’objet d’examens préliminaires, d’enquêtes ou de poursuites demeure très limité. La CPI n’étant pas une agence de développement, son impact sur le renforcement des capacités judiciaires se fait indirectement en jouant le rôle de coordonnatrice de l’assistance provenant d’autres États et organisations.
Dans le cadre du renforcement des capacités de la justice guinéenne, le BDP a été à l’origine d’alliances stratégiques mettant le dossier du 28 septembre 2009 dans l’agenda de plusieurs partenaires internationaux de la Guinée, notamment les organismes onusiens (pages 54-59). L’impact escompté des activités du BDP en l’espèce peut donc être évalué principalement à l’aune, d’une part, du renforcement de l’expertise locale et, d’autre part, de l’impulsion des réformes législatives.
S’agissant du renforcement de l’expertise locale, le BDP a insisté et obtenu du gouvernement guinéen la désignation d’un expert international sur les questions de violences sexuelles pour soutenir le collège des juges d’instruction (page 36). En mars 2016, l’Équipe d’experts sur l’État de droit et les questions touchant les violences sexuelles du Bureau de la Représentante spéciale du Secrétaire général de l’ONU chargée de la question des violences sexuelles en conflit a favorisé le renforcement de l’expertise des juges d’instruction en matière de preuves médico-légales et de soutien aux victimes (para 56).
Quant à l’impulsion des réformes législatives, un nouveau Code pénal qui incrimine le génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et le crime d’agression (Code pénal, articles 192-195, 787-799) a été adopté en février 2016. Ces dispositions reprennent textuellement le Statut de Rome quant à la définition des crimes. On peut soutenir que la présence soutenue de la CPI en Guinée a influé sur la volonté de la Guinée de créer un cadre juridique favorable à la répression nationale des crimes relevant de la compétence de la Cour.
Il est toutefois déplorable de constater que les crimes commis le 28 septembre 2009 sont poursuivis sous la qualification de crimes de droit commun (meurtre, coups et blessures, etc.) (para 175). Une modification du réquisitoire du procureur général saisissant les juges d’instruction aurait permis de poursuivre ces crimes sous la qualification de crimes contre l’humanité en vertu du nouveau Code pénal. Cette application ne violerait pas le principe de non-rétroactivité, car ces crimes étaient déjà définis dans un traité international ratifié par la Guinée avant leur commission, à savoir le Statut de Rome. En effet, la Guinée, en tant qu’État moniste, reconnait l’intégration directe des traités internationaux ratifiés dans l’ordre juridique interne dès leur publication (Constitution, article 151). Les crimes contre l’humanité auraient donc pu être invoqués.
Conclusion
Il résulte de ce qui précède que la complémentarité positive peut être un élément important de l’examen préliminaire du BDP, car elle pousse les États à satisfaire au devoir qui leur incombe de soumettre à leurs juridictions criminelles les responsables de crimes internationaux (Statut de Rome, Préambule, para 6). En Guinée, l’ouverture de l’examen préliminaire et les activités effectuées par le BDP dans ce cadre depuis neuf ans ont eu un impact important sur les poursuites nationales. Toutefois, privilégier la complémentarité positive dans toutes les situations peut avoir des limites si l’État de situation ne veut en réalité pas poursuivre ou n’en est pas capable. Le succès ou l’échec de la complémentarité positive est intimement lié aux circonstances particulières de chaque situation. Le BDP doit en tenir compte dans la conduite des examens préliminaires, au risque de prolonger indéfiniment des examens préliminaires dont les impacts au niveau local sont infimes.
La publication de ce billet et la participation de l’auteur à la 17e Assemblée des États Parties à la Cour pénale internationale sont financées par le Partenariat canadien pour la justice internationale et le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.
[1] Pour une phase devenue très importante dans la procédure de la CPI, à peine trois dispositions s’y appliquent : Articles 15 (2) et 53 (2) du Statut de Rome et la Règle 48 du Règlement de procédure et de preuve.
[2] CILRAP, « Défis et Progrès dans les Examens préliminaires », 7 décembre 2018 (ici) ; BDP, « Lancement du rapport 2018 du Bureau du Procureur de la CPI sur les activités d’examen préliminaire » 10 décembre 2018 (ici).
[3] Ibid.