Osons le DIH! vous propose la traduction en français de la note de blogue d’Alessandra Spadaro, publiée en deux parties en version originale en anglais sur le blog Armed Groups and International Law, les 4 et 5 novembre 2019. La note est ici reproduite avec l’autorisation de son auteure et de Katharine Fortin fondatrice du blog Armed Groups and International Law. Nous les remercions pour cette collaboration. Les versions originales se trouvent ici et ici.
Cette note de blogue en deux parties aborde la responsabilité de différents acteurs vis-à-vis des membres de l’EI se trouvant en détention dans le nord-est de la Syrie, à la lumière de la nouvelle invasion de la Turquie [NDLR : l’auteure fait référence aux faits survenus en novembre 2019, contemporains de la publication originale de cette note en anglais. Pour plus de détails sur ces événements voir par exemple ici]. Commençant avec un aperçu des faits récents, la première note de blogue souligne les obligations de la Turquie et des forces kurdes à l’égard des détenus. La seconde note de blogue abordera les obligations des États dont sont originaires les membres de l’État islamique détenus, qui ne sont ni syriens, ni irakiens.
Après avoir annoncé le retrait des troupes américaines du nord-est de la Syrie le 6 octobre 2019, le président Trump a tweeté que « la Turquie, l’Europe, la Syrie, l’Iran, l’Irak, la Russie et les kurdes devront faire face à la situation, et déterminer ce qu’ils veulent faire avec les membres de l’État islamique (EI) capturés dans leur « quartier » ». Dans un tweet subséquent, il a ajouté que la Turquie, l’Europe et les autres doivent « veiller [watch over] » sur les membres de l’EI capturés et leurs familles. Dans cette première note de blogue, j’examinerai si les déclarations du président Trump ont une base légale en droit international en abordant spécifiquement quelle est la responsabilité des forces turques et kurdes à l’égard des membres allégués de l’EI détenus par les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), à la suite du retrait des troupes américaines et de l’invasion par la Turquie du nord-est de la Syrie. Dans la seconde partie de cette note de blogue, je discuterai ensuite de la responsabilité des États autres que la Syrie et l’Irak à l’égard de leurs ressortissants qui se trouvent parmi les détenus des FDS.
Événements récents en lien avec l’offensive turque
Avant d'entrer dans le vif du sujet, il est utile de résumer les faits pertinents, car la situation a rapidement évolué en l'espace de quelques jours.
Le 9 octobre 2019, la Turquie a lancé une offensive contre les FDS, qui sont dirigées militairement par les Unités de protection du peuple kurde (YPG) et les Unités de protection de la femme (YPJ), qu’elle considère comme des terroristes et indissociables des séparatistes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qu’elle combat depuis des décennies. L’opération de la Turquie, appelée de manière ironique « Source de paix », avait pour but proclamé d'établir une « zone de sécurité » de 30 kilomètres de large le long de la frontière turco-syrienne où des réfugiés syriens qui avaient fui vers la Turquie pourraient être réinstallés après que cette zone ait été débarrassée des groupes « terroristes ». Profitant de l’opération, et comme cela était prévisible, des centaines de membres de l’EI ont déjà réussi à s’échapper de leurs gardes kurdes et pourraient maintenant rejoindre les rangs de l’EI, ce qui pourrait potentiellement avoir un impact dévastateur sur la sécurité régionale et internationale.
À la suite de l’incursion turque, les FDS ont conclu un accord avec le gouvernement syrien, qui avait sévèrement critiqué l'invasion turque, permettant aux forces armées gouvernementales de retourner dans le nord-est de la Syrie là où les Kurdes ont établi une auto-administration, afin d’aider les FDS à combattre les forces turques et les forces soutenues par la Turquie.
Le 17 octobre, la Turquie et les États-Unis ont convenu d’un cessez-le-feu de 120 heures. Conformément à cet accord, les États-Unis faciliteraient le retrait des YPG de la zone de sécurité désignée. Les deux pays ont également convenu qu’ils se « coordonneraient sur les lieux de détention » des membres de l’EI et des personnes déplacées, le cas échéant. Quelques jours plus tard, la Turquie a également conclu un protocole d’accord [memorandum of understanding] avec la Russie, sur la base duquel les deux parties ont convenu de préserver le statu quo établi par l’opération « Source de paix » et de collaborer en vue du retrait du YPG de la « zone de sécurité » avec l’aide des gardes-frontières syriens.
Bien que la Russie se soit battue aux côtés du gouvernement syrien à l’invitation de ce dernier, la Syrie n’est pas partie au protocole d’accord. Par conséquent, cet accord ne peut être interprété comme impliquant l’acceptation du gouvernement syrien à la présence de forces turques dans le nord-est de la Syrie. Au contraire, le président syrien Al-Assad vise à reprendre le contrôle de tout le pays, y compris Idlib - qui est contrôlé par des groupes rebelles soutenus par la Turquie. Il a même été rapporté qu’il aurait qualifié Erdogan de « voleur » pour avoir « volé » du territoire syrien.
Qualification du (des) conflit(s) armé(s) et protection juridique des détenus
Il est donc correct d’identifier la Turquie comme partie à des conflits armés non internationaux (CANI) contre l’EI et les YPG/FDS en Syrie, ainsi que comme partie à un conflit armé international parallèle (CAI) contre la Syrie, dont elle occupe partiellement le territoire depuis 2016. Étant donné que la présence des forces turques en Syrie n’est toujours pas acceptée par le gouvernement syrien, et que l'objectif de l’opération « Source de paix » est explicitement d’établir une « zone de sécurité » contrôlée par les forces turques, on peut conclure que la Turquie occupe désormais d’autres parties du territoire syrien, soit directement, soit par l’intermédiaire d’autres forces par procuration [by proxy] (voir ici et ici).
Selon le commentaire de Jean Pictet de l’article 6 de la quatrième Convention de Genève (CGIV), « [i]l n’y a pas de période intermédiaire entre ce que l'on pourrait appeler la phase d'invasion et l’installation d’un régime d’occupation stable » (p. 60). Le Commentaire propose la théorie du début fonctionnel de l’application du droit de l’occupation fondée sur le fait qu’au moins certaines des dispositions de la CGIV s’appliquent immédiatement à toute relation entre les troupes d’invasion et les civils qu’elles rencontrent, qui doivent être considérés comme des personnes protégées dès qu'ils se trouvent aux mains d’une partie au conflit ou d’une puissance occupante dont ils ne sont pas ressortissants (ibid). Le Commentaire identifie les dispositions de la Convention relatives aux poursuites pénales (article 64 CGIV et suivants) comme étant susceptibles de s’appliquer dès la phase d'invasion (p. 61). On peut soutenir que l’article 78 de la Convention, qui régit l’internement des personnes protégées par la puissance occupante pour des raisons impératives de sécurité, pourrait également être appliqué pendant la phase d’invasion (voir ici p. 1079-1086 et 1413).
En raison de l’existence en parallèle d'un CAI entre la Turquie et la Syrie (pouvant déclencher l’application complète ou fonctionnelle du droit de l’occupation) et d’un CANI entre la Turquie et l’EI, les membres de l’EI détenus pourraient être considérés comme relevant en même temps des cadres juridiques du CAI et du CANI vis-à-vis de la Turquie. D’une part, le CANI entre la Turquie et l’EI a commencé avant la dernière invasion et occupation de la Syrie par la Turquie. D’autre part, la Turquie n’entre en contact avec les membres de l’EI détenus par les FDS que parce qu’elle a envahi et occupé la Syrie, bien que dans le cadre d’un autre CANI parallèle avec les FDS. Je soutiendrais donc qu’il y a un « lien [nexus] » plus fort avec l’occupation, et donc que le droit applicable aux CAI, plutôt que celui applicable aux CANI, s’applique aux relations entre les forces turques et les membres de l’EI détenus avec lesquels elles entrent en contact à la suite de l'invasion de la Syrie. Il faut également garder à l’esprit que le droit applicable aux CAI est plus détaillé que celui des CANI lorsqu’il s'agit d’internement et de poursuites pénales, et qu’aucun équivalent du droit de l’occupation ne peut être trouvé dans le régime des CANI. La prévalence du régime des CAI dans ce cas semble donc également préférable du point de vue de la protection.
Les responsabilités de la Turquie envers les détenus
Sur la base de la théorie de l’occupation fonctionnelle, la Turquie deviendrait responsable de l’internement et de la poursuite des membres de l’EI et de leurs familles actuellement détenus au nord-est de la Syrie. Aussitôt que les forces turques ou les forces soutenues par la Turquie entrent en contact avec les détenus en prenant le contrôle de certains lieux de détention, et même si ces contacts ont lieu pendant la phase d'invasion et avant l’établissement de l’occupation proprement dite, ils doivent être considérés comme des personnes protégées au titre de la CGIV, dans la mesure où ils se trouvent aux mains d’une partie au conflit dont ils ne sont pas ressortissants (article 4 de la CGIV). Cela s’appliquerait tant aux membres de l’EI qu’aux membres de leurs familles. En fait, les membres de l’EI n’auraient certainement pas droit à être protégés en tant que prisonniers de guerre (PG) en vertu de la troisième Convention de Genève (CGIII). En même temps, il n’y a pas de lacune dans la protection offerte par les CGIII et IV, et donc les individus qui ne sont pas considérés comme des PG mais qui remplissent les conditions de l’article 4 de la CGIV seraient protégés par la CGIV (voir ici le paragraphe 271). Dans les zones où le contrôle turc s’est solidifié de manière à créer indubitablement une situation d'occupation, la Turquie est a fortiori responsable de la mise en œuvre de toutes les obligations qui incombent à la puissance occupante en vertu du droit international coutumier et conventionnel en matière d’occupation belligérante, tel que le devoir de « rétablir et d’assurer, autant qu'il est possible, l’ordre et la vie publics » dans le territoire occupé, notamment en légiférant de manière appropriée et en engageant des poursuites pénales conformément aux règles applicables du droit international humanitaire, ainsi qu'en prévenant les évasions qui mettraient en danger la sécurité de la population locale.
Dans la pratique, il semblerait que l’Armée syrienne libre (ASF) soutenue par la Turquie ait libéré des membres de l’EI détenus auparavant par les FDS, bien que la Turquie conteste ces allégations et affirme que les forces kurdes les ont libérés elles-mêmes pour créer le chaos à mesure que les forces turques avançaient. D’autres rapports indiquent que la Turquie a éprouvé des difficultés à poursuivre les membres supposés de l’EI déjà détenus sur son territoire, et il est donc peu probable qu’elle soit en mesure (pour ne pas dire qu’elle souhaite) de prendre en charge de manière appropriée les crimes qui auraient été commis par (certains des) membres de l’EI détenus en Syrie.
En tout état de cause, la Turquie a également des obligations en vertu du droit international humanitaire envers les membres de l’EI détenus qui ne sont pas entre ses mains, mais qui sont néanmoins affectés par ses opérations militaires contre les forces kurdes. En réalité, comme les combats se sont rapprochés de certains des centres et camps de détention dans lesquels les membres supposés de l’EI et leurs familles ont été détenus par les FDS, la Turquie (qui n’est pas partie aux Protocoles additionnels aux Conventions de Genève) doit se conformer en tout temps aux règles de nature coutumière relatives à la conduite des hostilités, et plus particulièrement les principes de distinction, de proportionnalité et de précaution. Dans le cadre de la conduite des hostilités, il est en effet non seulement interdit d’attaquer des civils, mais aussi d’attaquer des personnes qui sont hors de combat et qui ne participent donc plus aux hostilités, comme c’est le cas pour les membres de l’EI détenus.
Les obligations des SDF à l’égard des détenus
D’autre part, en vertu du droit international humanitaire, les FDS ont également des obligations envers les personnes qu’elles détiennent. Plus précisément, les centres de détention doivent être éloignés des zones de combat et les FDS doivent prendre toutes les précautions pratiquement possibles pour protéger la population civile se trouvant sous leur contrôle contre les effets des attaques. À l’inverse, les FDS n’ont aucune obligation de continuer à détenir même les membres de l’EI les plus dangereux. J’irais même jusqu’à affirmer qu’il existe en fait une obligation de mettre fin aux détentions illégales, et que cela inclurait les cas dans lesquels l’autorité détentrice n’est plus en mesure de respecter son obligation de traiter les détenus avec humanité. Parce qu’un traitement humain comprend des conditions de détention humaines, les FDS pourraient ainsi devoir libérer les détenus en raison de l’extrême dégradation des conditions de détention causée par la surpopulation, qui serait une conséquence de la nécessité de les éloigner de la zone frontalière où se déroulent des combats intenses. En effet, sachant qu’elles ne seraient pas en mesure de détenir un si grand nombre de personnes beaucoup plus longtemps, et ne souhaitant pas poursuivre les ressortissants non syriens devant leurs tribunaux anti-terroristes ad hoc, les Kurdes demandent depuis des mois que les pays d’origine des membres étrangers de l’EI en détention les rapatrient, ou alternativement qu’ils collaborent à la mise sur pieds d’un tribunal international pour les poursuivre. Leurs appels sont jusqu’à présent restés sans réponse. Dans le cadre de leur accord avec le gouvernement syrien, les Kurdes pourraient accepter de transférer certains des détenus aux forces gouvernementales. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, un tel transfert violerait très probablement le principe de non-refoulement étant donné le triste bilan du gouvernement syrien en matière de traitement des détenus.
Conclusion de la partie I
En conclusion, si les forces turques et les FDS ont des responsabilités en vertu du droit international envers les membres détenus de l’EI dans le nord-est de la Syrie, ils ne sont pas les seuls acteurs à en avoir. La seconde partie de ce billet de blogue analysera les responsabilités des pays d’origine des soi-disant « combattants étrangers [foreign fighters] » et de leurs familles.
Ce billet ne lie que la ou les personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale et les droits fondamentaux, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.