Introduction
Alors que le conflit qui se déroule actuellement en Ukraine perdure, l’équipe d’Osons le DIH ! reste mobilisée, afin de continuer à démontrer non seulement qu’il existe un droit dans la guerre, mais aussi que celui-ci a les capacités de s’adapter aux situations et aux enjeux de évolutifs des conflits armés contemporains. Deux des trois thématiques sélectionnées du présent billet en attestent : les cyber-attaques et la protection des personnes LGBT+ (Lesbiennes, Gays, Bisexuelles, Trans, etc.). Ni les Conventions de Genève de 1949, ni leurs Protocoles additionnels de 1977 n’avaient anticipé les cyber-attaques ou la vulnérabilité spécifique des personnes LGBT+ dans leurs règles, pourtant les lignes qui suivent mettent en évidence que le droit international humanitaire a su s’adapter à ces nouvelles réalités. Un troisième sujet et également traité dans ce billet, hélas plus connu : les enjeux liés à la protection des hôpitaux en temps de guerre.
Comme pour les précédents, il est possible de naviguer par thématique dans ce billet :
- les cyber-attaques ;
- la protection des personnes LGBT+ dans les conflits armés ; et
- la protection des hôpitaux dans les conflits armés.
Les précédents billets sont disponibles ici : billet 1 (27 février 2022) ; billet 2 (4 mars 2022) ; billet 3 (8 mars 2022) ; billet 4 (15 mars 2022) ; billet 5 (24 mars 2022).
D'autres billets publiés après sont disponibles ici : billet 7 (12 avril 2022)
Il a été relevé par certains médias que des civils participaient à des attaques informatiques contre des sites Internet russes. Encouragés par le gouvernement ukrainien, ils auraient rejoint l’IT Army of Ukraine (l’armée informatique ukrainienne). Comme expliqué dans nos précédents billets de blogue, le vocabulaire en droit des conflits armés ne laisse rien au hasard et les différentes protections juridiques offertes aux personnes selon leurs statuts sont corrélées à la qualification que reçoivent les belligérants. Il est donc nécessaire de clarifier certains points à ce sujet.
Premièrement, bien que le droit international humanitaire soit un droit ancien (les quatre Conventions de Genève aujourd’hui en vigueur ont été adoptées en 1949, leurs Protocoles additionnels en 1977), cela ne signifie pas pour autant qu’il est dépassé par les évolutions technologiques. Ainsi, les cyber-attaques ne sont pas exclues du champ d’application du droit des conflits armés, bien qu’elles ne soient pas explicitement mentionnées par celui-ci. Elles sont à analyser au regard des règles générales qui régissent la conduite des hostilités.
En l’occurrence, deux éléments sont importants à analyser : 1-est-ce que les civils qui participent à ces cyber-attaques perdent leur protection en tant que civils ? ; 2-est-ce que ces cyber-attaques sont de nature à respecter les règles relatives à la distinction, la proportionnalité et aux précautions qui régissent la conduite des hostilités, mais aussi celles relatives à l’interdiction des maux superflus ?
En ce qui concerne la question de savoir si les civils qui participent à ces cyber-attaques perdent leur protection, ici comme pour tout le droit international humanitaire, le vocabulaire employé ne doit pas troubler l’analyse. Bien que ces civils aient rejoint une « armée » informatique, il ne s’agit que d’une appellation du langage commun, pas d’une qualification juridique. Au regard de l’article 4 de la Troisième Convention de Genève, ces civils n’ont pas été intégrés dans les forces armées régulières de l’Ukraine : ils ne portent pas d’uniforme, ils ne relèvent pas d’un commandement responsable, ils ne possèdent pas de signe distinctif visible à distance, et il est impossible de déterminer s’ils se sont engagés à respecter les lois et coutumes de la guerre. À ce titre, les citoyen-ne-s ukrainien-ne-s qui prennent part à ces attaques informatiques demeurent des personnes civiles et ne deviennent donc pas des combattants. Est-il possible pour autant de les considérer comme des civils participant directement aux hostilités ? Pour qu’un civil soit considéré comme participant aux hostilités – ce qui lui ferait perdre sa protection contre les attaques pendant la durée de cette participation, il faut que l’acte qu’il commette soit nuisible pour l’ennemi, mais surtout qu’il atteigne un certain seuil de nuisance. Ce seuil de nuisance se traduit par des effets nuisibles exclusivement militaires, ou par des pertes en vies humaines (voir Guide interprétatif sur la notion de participation directe aux hostilités, à la p. 49). Or, les attaques informatiques rapportées par les médias consistent surtout en des dénis de service, une pratique qui consiste à rendre un site Internet inactif à travers un nombre de connexions trop élevé pour qu’il puisse le supporter. De plus, les sites visés sont surtout des sites commerciaux, des banques, des sites d’entreprise... il en résulte que le seuil de nuisance requis pour estimer que ces civils participent directement aux hostilités ne semble pas atteint.
Cependant, lorsque ces dénis de service sont tournés contre des sites de transport ferroviaire biélorusses dans le but de ralentir les troupes russes, ou lorsque les pirates informatiques tentent de voler des données militaires, il serait possible d’y voir des effets nuisibles d’ordre militaire. Il serait alors possible de considérer que ces civils participent directement aux hostilités. Cependant, il ne serait alors permis de les attaquer que durant la durée de leur participation aux hostilités, c’est à dire pendant le processus de piratage, ou pendant la remise des informations obtenues aux autorités ukrainiennes. Une fois leurs actes de belligérance terminés, ces civils ne pourront de nouveau plus faire l’objet d’attaques.
Se pose ensuite la question de savoir si ces cyber-attaques respectent-elles les règles régissant la conduite des hostilités lorsqu’elles représentent des effets nuisibles d’ordre militaire. Concernant les dénis de service envers les sites de transport biélorusses, qui sont de nature à interrompre le trafic ferroviaire emprunté par l’armée russe, le principe de distinction est respecté puisqu’en empruntant ces voies ferrées les russes leur font perdre leur caractère civil. Elles procurent en effet une contribution effective à l’action militaire russe et leur neutralisation représente un avantage militaire précis pour l’armée ukrainienne. En ce qui concerne le principe de proportionnalité en revanche, la question peut se poser de l’excessivité des dommages causés à la vie civile par rapport à l’avantage militaire recherché. Pour l’évaluer il faut également se poser la question de savoir si toutes les mesures de précautions pratiquement possibles ont été prises pour empêcher ou limiter au maximum ces pertes et dommages dans la vie civile. Si tel est le cas, ces cyber-attaques sont licites, si au contraire les atteintes civiles auraient pu être évitées ou minimisées, alors ces cyber-attaques pourraient avoir enfreint les règles relatives à la conduite des hostilités. En ce qui concerne le vol de données militaires, ces cyber-attaques semblent à la fois respectueuses des règles relatives à la distinction, à la proportionnalité et aux précautions. Elles ne visent pas des personnes civiles et ne risquent pas de mettre leur vie en danger de façon incidente. Il est également difficile d’estimer qu’un vol de données soit en mesure de provoquer des dommages physiques de nature à rendre cette pratique inhumaine.
La protection des personnes LGBT+ dans les conflits armés
Rédigées à une époque où les droits des personnes LGBT+ n’étaient pas un enjeu de société occupant le devant de la scène, aucune des règles des Conventions de Genève ne mentionne spécifiquement ce groupe de personnes, pourtant particulièrement vulnérable en période de conflits armés. En effet, les violences exercées contre les personnes LGBT+, déjà présentes en temps de paix, sont exacerbées en temps de guerre. Le conflit qui se déroule en Ukraine n’échappe pas à ce constat : des activistes ont fait état que la situation des personnes LGBT+ en Ukraine avait empiré depuis le 24 février.
Contrairement aux femmes, aux enfants, ou aux personnes handicapées, les personnes LGBT+ ne bénéficient pas de protection spécifique en droit international humanitaire. Ceci pose des difficultés d’application pratiques. Elles ne sont toutefois pas insolubles.
Premièrement, il a été relevé qu’un grand nombre de réfugié-e-s provenant d’Ukraine sont dans une situation particulièrement précaire du fait de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre. En effet, la Pologne, un des principaux pays frontaliers qui accueille les réfugié-e-s ukrainien-ne-s, mène une politique ouvertement opposée à l’homosexualité, ce qui suscite de l’inquiétude au sujet de l’accueil des réfugié-e-s non cisgenres et non hétérosexuel-lle-s. Comme mentionné dans nos précédents billets, le droit international des réfugiés prévoit qu’aucune distinction ne devrait être faite concernant les réfugié-e-s qui fuient l’Ukraine : qu’elle se base sur l’origine, la couleur de peau, ou l’orientation sexuelle. Par ailleurs, l’orientation sexuelle et l’identité de genre ont été reconnues comme un motif de persécution en vertu duquel une personne peut se prévaloir du statut de réfugié en vertu de la Convention relative au statut de réfugié de 1951 (comme appartenant à « un certain groupe social » au regard de l’article 1.2). Si des personnes LGBT+ qui ont fui le conflit en Ukraine venaient ainsi à être persécutées en Pologne en raison de leur identité de genre ou de leur orientation sexuelle, elles pourraient à nouveau se prévaloir du statut de réfugié dans les pays limitrophes de la Pologne.
Deuxièmement, depuis l’offensive de grande ampleur menée par la Fédération de Russie, les hommes de 18 à 60 ans ont l’interdiction de quitter l’Ukraine. Cela pose plusieurs problèmes, notamment au regard de la protection des personnes LGBT+. En effet, en Ukraine il est très difficile pour les personnes trans* de se voir reconnaître leur identité de genre dans les documents officiels. Des femmes trans* pourraient donc être entravées dans leur entreprise de fuite du pays parce que leurs documents d’identités et leur expression de genre ne correspondraient pas. De plus, certain-e-s activistes LGBT+ ont constaté de l’homophobie au sein même de l’armée ukrainienne. À ce titre, il convient de rappeler que l’interdiction de la discrimination exprimée dans des disposition de traités de droits humains s’applique en tout temps, y compris en période de conflit armé (voir par exemple l’avis de la Cour internationale de justice sur la licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaire à son paragraphe 25). À cet effet, il a été reconnu dans une décision du Comité des droits de l’Homme des Nations Unies (garant de la bonne application et du respect du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ci-après PIDCP) que le genre et l’orientation sexuelle, bien que non mentionnés explicitement par le PIDCP, rentraient dans les motifs selon lesquels il était interdit de discriminer (voir affaire Toonen c. Australie). De plus, le droit international humanitaire, qui s’applique aussi à ses propres forces armées, contient des dispositions consacrant l’interdiction de distinction de caractère défavorable, équivalent de l’interdiction de discrimination en droits humains.
Enfin, il existe des risques que les personnes LGBT+ qui se trouvent en zone occupée russe craignent pour leur sécurité en raison de leur orientation sexuelle – le gouvernement russe étant ouvertement contre l’homosexualité. Bien que non protégées spécifiquement par le droit international humanitaire, de telles personnes rentrent cependant dans la catégorie générale des « personnes protégées » au regard de l’article 4 de la Quatrième Convention de Genève, en tant civils au pouvoir d’une Puissance dont elles ne sont pas ressortissantes. De part cette qualification, ces personnes sont protégées notamment contre tout acte de violence. Là aussi, elles ne doivent pas faire l’objet de distinction de caractère défavorable en particulier en ce qui. concerne l’accès à l’aide humanitaire.
La protection des hôpitaux dans les conflits armés
Depuis le 24 février, il a été rapporté que plusieurs hôpitaux auraient été touchés par des bombardements en Ukraine. Un hôpital pédiatrique et une maternité auraient notamment fait l’objet d’une attaque dans la ville de Marioupol le 9 mars dernier, entrainant une destruction qualifiée de « colossale ». Ce n’est pas la première fois que la Russie fait l’objet d’allégations concernant le bombardement d’hôpitaux en temps de conflit armé. Il s’agit d’une tactique qui aurait en effet été utilisée à de nombreuses reprises par les forces armées russes dans le conflit en Syrie.
Or, en droit international humanitaire, les hôpitaux, bénéficient d’une protection spéciale et ne doivent jamais faire l’objet d’attaques. Cela signifie que les hôpitaux bénéficient en droit des conflits armés de règles spécifiques, en plus de la protection générale accordée aux biens de caractère civil. En effet, selon la Règle 28 de l’Étude du CICR sur le droit international humanitaire coutumier « les unités sanitaires exclusivement affectées à des fins sanitaires doivent être respectées et protégées en toutes circonstances ». Cette règle tire son origine de la règle relative à la protection des « hôpitaux et (...) lieux de rassemblement de malades et de blessés » qui était déjà prévue à l’article 27 du Règlement de La Haye de 1907. Elle est maintenant reprise aux articles 19 de la Première Convention de Genève, 18 de la Deuxième Convention de Genève et 12 du Protocole additionnel I. En tant que Parties aux quatre Conventions de Genève et soumise au droit international humanitaire coutumier, la Russie et l’Ukraine sont toutes deux tenues de respecter les règles relatives à la protection des hôpitaux
Les hôpitaux peuvent néanmoins perdre leur protection s’ils « sont employés, en dehors de leurs fonctions humanitaires, pour commettre des actes nuisibles à l’ennemi » (art. 21 de la Première Convention de Genève). Bien que les « actes nuisibles à l’ennemi » ne soient pas clairement définis dans les Conventions de Genève, le commentaire de l'article 21 de la Première Convention de Genève donne comme exemple le fait d’abriter des combattants (qui ne sont pas blessés ou malades), d’y faire un dépôt d’armes ou de munitions, d’y installer un poste d’observation militaire, ou encore d’y placer délibérément une formation sanitaire de manière à empêcher une attaque de l’ennemi.
Tel que mentionné dans la section relative à la conduite des hostilités dans le premier billet de blogue de cette série, en vertu du principe de distinction, un hôpital pourrait donc devenir un objectif militaire licite dans certaines circonstances, mais seulement à condition, qu’il « apporte une contribution effective à l’action militaire [de l’ennemi] et [que s]a destruction totale ou partielle, [s]a capture ou [s]a neutralisation offre en l’occurrence un avantage militaire précis ». De plus, il faut prendre en considération la règle relative à la proportionnalité selon laquelle une attaque contre une cible licite ne doit pas causer de dommages aux personnes et biens de caractère civil qui seraient excessifs par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu. Or, en ce qui concerne un hôpital, il est presque impossible de pouvoir respecter ces règles, selon le commentaire de 2016 relatif à l’article 19 de la Première Convention de Genève. En effet, la destruction d’un hôpital générerait automatiquement et directement de nombreuses pertes et dommages aux personnes et aux biens de caractère civil, dont la plupart sont nécessaires pour soigner la population et éviter d’autres pertes futures. Il est donc pratiquement impossible que l’attaque contre un hôpital soit licite au regard du droit international humanitaire, quand bien même il représenterait une cible licite au moment de l’attaque, à moins que celui-ci ne soit désaffecté ou évacué. Il est néanmoins essentiel que les forces en présence s’abstiennent en tout temps de pénétrer dans un hôpital, et encore davantage d’y mener des activités nuisibles à l’ennemi telles que décrites ci-haut. Un comportement contraire pourrait provoquer la perte de protection de l’hôpital et donc l’exposer aux attaques. À cet égard, il convient de souligner que le droit international humanitaire prévoit des mesures de précautions négatives à la charge des parties aux conflits, lesquelles doivent notamment s’abstenir en tout temps de placer dans le voisinage des objectifs militaires la population civile, des personnes civiles et des biens de caractère civil (article 58 du Protocole additionnel I)
Si l’une de ces règles n’a pas été respectée dans le cadre des bombardements des hôpitaux en Ukraine dont il est fait état ci-haut, ce qui est hautement probable, ceux-ci ont violé le droit international humanitaire.
Ce billet ne lie que la ou les personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de Osons le DIH!, de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale et les droits fondamentaux, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.
La publication de ce billet est en partie financée par Osons le DIH! et le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.