Après avoir publié 9 billets sur le conflit armé en Ukraine (billet 1 (27 février 2022) ; billet 2 (4 mars 2022) ; billet 3 (8 mars 2022) ; billet 4 (15 mars 2022) ; billet 5 (24 mars 2022) ; billet 6 (1er avril 2022) ; billet 7 (12 avril 2022) ; billet 8 (21 avril 2022) ; billet 9 (12 juillet 2022)), le groupe de recherche Osons le DIH ! se lance dans une nouvelle série de diffusion du droit international humanitaire (ci-après DIH) portant sur « les conflits oubliés ». L’objectif de cette série est de rappeler que malgré l’espace médiatique occupé par le conflit ukrainien, d’autres conflits aux conséquences tout aussi dévastatrices continuent de faire rage dans le monde, mais passent sous le radar du grand public. Le droit de la guerre ne fait pas de hiérarchie entre les conflits, et il est important de rappeler son application et de diffuser ses règles pour toutes les situations de conflit armé, sans considération de leurs situations géographiques, des parties impliquées, ou des contextes politiques.
Le deuxième billet de cette série porte sur le(s) conflit(s) en Afghanistan.
N’oublions pas : le 11 septembre 2001 est une date tristement historique marquée par les attentats envers les États-Unis. Ce jour-là, des avions civils ont été détournés par des activistes d’Al-Qaïda et se sont écrasés sur les deux tours du World Trade Center, à New York, et sur le Pentagone, à Washington. En réponse à cet attentat, les États-Unis et le Conseil de Sécurité des Nations-Unies ont demandé aux talibans, un autre groupe en lien avec Al-Qaïda, d’extrader Oussama Ben Laden, le chef d’Al-Qaïda. À la suite du refus d’extradition, le 7 octobre 2001, Georges W.Bush a déclaré la guerre aux talibans, a décidé de lancer une offensive aérienne et terrestre en Afghanistan. vous propose une analyse juridique centrée sur le droit international applicable en période de conflit armé. Ce billet de blogue a ainsi pour objectif d’expliquer les différentes qualifications du conflit armé en Afghanistan, qui ont varié selon les années et les parties au conflit, avec notamment des notions d’occupation et de fin des hostilités qui ne sont pas sans soulever de questions dans la cadre de ce conflit. Ce billet traitera également des atteintes portées aux journalistes, des homicides ciblés, ainsi que de l’application du droit international des droits humains (une autre branche du droit international) dans le cadre spécifique de ce conflit.
Comme à l’accoutumée, il est possible de vous rendre à la thématique de votre choix à travers les liens suivants :
- Les différentes qualifications du conflit
- Le mythe de l’occupation
- La notion de la fin des hostilités
- Les homicides ciblés
- Les atteintes aux journalistes
- La nécessité de distinguer le DIH et le DIDH dans ce conflit
I-Les différentes qualifications du conflit :
La qualification du conflit armé en Afghanistan est assez complexe puisqu’elle présente plusieurs qualifications superposées, et varie au fil du temps et des événements. Comme expliqué précédemment, le 7 octobre 2001, les États-Unis ont lancé des attaques aériennes et terrestres en Afghanistan à l’encontre des talibans, à travers une opération intitulée Enduring Freedom – Afghanistan. Les forces américaines se sont ensuite vues renforcées sur le terrain en 2008 (par le président George W. Bush), en 2009 (par son successeur Barack Obama) et en 2017 (par le président Donald Trump), avant le retrait des troupes en 2021.
En 2001, au moment du début de l’opération, l’Afghanistan présentait un caractère particulier puisque le pays était divisé entre d’un côté les talibans, qui contrôlaient 90% du territoire, et d’un autre côté l’Alliance du Nord, reconnue par la communauté internationale comme le gouvernement légitime contrôlant seulement les 10% restants du territoire. Cependant, du point de vue du DIH, pour qualifier un conflit, les faits ont plus d’importance que les déclarations ou les reconnaissances. Une déclaration ou une reconnaissance d’un ou plusieurs gouvernements est un acte purement politique, et ne peut servir au mieux que d’indice sur la qualification d’un acte juridique, qui dépend avant tout des faits constatés. Or, étant donné que les talibans contrôlaient 90% du territoire afghan lorsque le conflit a éclaté, du point de vue du droit des conflits armés, ce sont eux qui représentaient de facto le gouvernement en Afghanistan, et non l’Alliance du Nord.
Cette distinction est importante car la qualification du conflit varie selon qui est à la tête du pays, et les règles de DIH applicables ne sont pas les mêmes selon qu’il s’agisse d’un conflit armé international (ci-après CAI) ou d’un conflit armé non international (ci-après CANI).
A-Le conflit armé international entre les États-Unis et les talibans en 2001
Comme confirmé par l’arrêt Tadic de 1999 (au para 84), un CAI existe lorsque deux ou plusieurs États s’opposent en recourant à la force armée entre eux. Ainsi, sur le plan juridique, en lançant une attaque contre les talibans qui étaient de facto le gouvernement en place en Afghanistan, il existait bel et bien un CAI entre deux États : les États-Unis d’un côté, l’Afghanistan représenté par les talibans de l’autre. En conséquence, c’est donc le DIH relatif aux CAIs qui est alors applicable à ce conflit entre les États-Unis et les talibans, à savoir l’intégralité des Quatre Conventions de Genève (à l’exception de l’article 3 commun applicable uniquement aux CANIs) et l’ensemble des règles de DIH coutumier (le Protocole additionnel I relatif aux CAIs n’a été ratifié par l’Afghanistan que le 10 novembre 2009 et n’était donc pas applicable à l’époque).
B-Le conflit armé non international entre les États-Unis et Al-Qaïda en 2001
Deuxièmement, en plus d’attaquer les talibans sur le territoire afghan, les États-Unis sont également entrés en guerre contre Al-Qaïda. Al-Qaïda remplissait suffisamment de critères d’organisation mentionnés par l’arrêt Boskoski (aux paras 170 et suivants) pour être qualifié de groupe armé non étatique. L’intensité du conflit en Al-Qaïda et les États-Unis était également suffisamment élevée pour que ce conflit puisse être qualifié de conflit armé non international (ci-après CANI) en se basant sur la définition donnée dans l’arrêt Tadic (au para 70). En parallèle du CAI entre les États-Unis et les Talibans, il existait donc également un CANI entre les États-Unis et Al-Qaïda qui remplissait les deux critères d’organisation et d’intensité.
C-Le conflit armé non international entre les talibans et l’Alliance du Nord en 2001
Troisièmement, l’Alliance du Nord (ou Front uni islamique et national pour le salut de l’Afghanistan) était un groupe armé musulman afghan qui s’opposait depuis plusieurs années au régime des talibans, et qui soutenait le gouvernement déchu. Ce groupe était également suffisamment organisé pour être qualifié de groupe armé non étatique, et les combats contre les talibans étaient suffisamment intenses pour qualifier ce conflit de CANI, toujours en se basant sur la définition donnée dans l’arrêt Tadic (au para 70).
Dans ces deux derniers cas, à savoir le CANI entre les États-Unis et Al-Qaïda et le CANI entre l’Alliance du Nord et les talibans, ce sont les règles relatifs aux CANIs, à savoir l’article 3 commun aux quatre Conventions de Genève de 1949 et les règles de DIH coutumier applicables aux CANIs, qui vont s’appliquer (le Protocole additionnel II relatif aux CANIs n’a été ratifié par l’Afghanistan que le 10 novembre 2009 et n’était donc pas applicable à l’époque).
A-La phase d’occupation américaine en Afghanistan
Le mois de novembre 2001 a été marqué par la chute du régime des talibans. Par la suite, le 2 décembre 2001, l’Accord de Bonn a été signé, visant la mise en place d’un gouvernement afghan intérimaire et la reconstruction politique du pays. Le 20 décembre 2001, le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté la résolution 1386 autorisant le déploiement de la Force internationale d’assistance à la sécurité (ci-après FIAS) – composée des membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (ci-après OTAN) et accessoirement des forces militaires alliées – à intervenir dans le pays avec pour objectif affiché d’ « aider le gouvernement de l’Afghanistan à rétablir et à maintenir la sécurité pour faciliter la reconstruction du pays ». Une Administration transitoire afghane a été mise en place le 19 juin 2002 avec l’élection d’Hamid Karzaï comme nouveau chef du gouvernement.
Selon l’article 42 du Règlement de La Haye de 1907, « [u]n territoire est considéré comme occupé lorsqu'il se trouve placé de fait sous l'autorité de l'armée ennemie ». Or, après la chute des talibans en novembre 2001, ce sont les États-Unis qui exerçaient un contrôle sur le territoire afghan, allant jusqu’à s’occuper de la mise en place d’un gouvernement de transition. Dès lors, les règles de la Quatrième Convention de Genève relatives à l’occupation (Section III de la Convention) devenaient applicables, offrant à la population civile certaines garanties pour subir le moins possible les conséquences de cette occupation. La date exacte de la fin de l’occupation américaine est assez controversée, avec cinq possibilités s’étalant de l’accord de Bonn du 2 décembre 2001 jusqu’à l’élection parlementaire de 2005 (voir l’article de Annyssa Bellal, Gilles Giacca, et Stuart Casey-Maslen à la note 24). L’approche retenue par le CICR, qui est aussi celle retenue par ce billet, est cependant l’élection d’Hamid Karzaï à la tête de l’Afghanistan, le 19 juin 2002 (même article, à la note 24). De la chute des talibans jusqu’à l’élection d’Hamid Karzaï en juin 2002, l’Afghanistan pouvait donc être considéré comme être considéré comme étant sous occupation américaine dans le cadre d’un CAI.
Il existe un mythe – ou abus de langage – selon lequel l’intégralité des vingt années de présence américaine en Afghanistan aurait fait office d’« occupation ». Malgré le déploiement constant de soldats américains sur le territoire afghan jusqu’en août 2021, la croyance populaire selon laquelle l’entièreté de la seconde guerre d’Afghanistan a été marquée par l’occupation n’est juridiquement pas fondée. En effet, à partir d’une certaine date – le 19 juin 2002 donc selon le CICR – les forces militaires américaines et internationales n’ont représenté qu’un soutien logistique et militaire au service d’un nouveau gouvernement afghan en place. Elles ne répondaient donc plus à la définition de l’occupation qui requiert un contrôle de facto sur le territoire. Pour ce qui est de la FIAS, celle-ci a consisté en un processus de transition avec pour objectif affiché celui de transférer la responsabilité de la sécurité locale et étatique aux forces afghanes par le biais de formations, de conseil et d’assistance.
B-La qualification du conflit impliquant les États-Unis après la chute des talibans en novembre 2001
Si les talibans ont perdu leur position de pouvoir en Afghanistan en novembre 2001, les affrontements armés ont tout de même continué pendant presque 20 ans, opposant les États-Unis, la FIAS et le nouveau gouvernement afghan aux talibans. Ces derniers ont fait office pendant toutes ces années de groupe armé non étatique, et le conflit est devenu un CANI à partir du 19 juin 2002, date retenue de la fin de l’occupation américaine (les phases d’occupation ne pouvant survenir que dans le cadre de CAIs). Si un État (les États-Unis) apporte un soutien à un État partie à un conflit (le nouveau gouvernement afghan) contre un groupe armé non étatique (les talibans), le conflit armé est alors un CANI car il n’existe pas (ou plus en l’espèce) de confrontation armée entre États. Cette approche a été soutenue par le Comité international de la Croix-Rouge (ci-après CICR), qui considère que, malgré le soutien militaire des États-Unis et de la coalition internationale, le conflit armé en Afghanistan à partir de 2002 est devenu un CANI. Le droit applicable au conflit contre les talibans à partir de la date retenue de la fin de l’occupation américaine était alors l’article 3 commun aux quatre Conventions de Genève de 1949 et les règles de DIH coutumier relatives aux CANIs, ainsi que le Protocole additionnel II relatif aux CANIs à partir du moment où l’Afghanistan l’a ratifié, à savoir le 10 novembre 2009.
En août 2021, les talibans ont renversé le gouvernement afghan et ont repris le pouvoir qu’ils avaient perdu en 2001. Les forces armées américaines se sont retirées du pays. S’agit-il pour autant d’une fin du conflit, et donc de l’applicabilité du droit des conflits armés ?
III-La reprise du pouvoir des talibans et la notion de la fin des hostilités
Il peut être ardu de déterminer à quel moment un conflit armé prend fin. La question fait débat en raison du manque d’orientations détaillées sur cette question dans les Conventions de Genève de 1949. De plus, ce flou est de plus en plus accentué en raison d’un nouveau défi contemporain du DIH. En effet, même si le commentaire de 2020 de l’article 2 des Conventions de Genève mentionne que la fin des conflits armés peut être deviné par la conclusion d’un traité de paix ou par toute autre indication claire (comme un accord ou une déclaration), la signature de tels actes fait de moins en moins partie de la pratique des États (de plus, le DIH s’intéresse avant tout aux faits, qui peuvent potentiellement être contradictoires à la signature de tels accords).
Le CICR a alors développé une approche dite contemporaine, selon laquelle le DIH cesse de s’appliquer dès l’arrêt général des opérations militaires, sauf pour les personnes dont la libération, le rapatriement ou la réinstallation intervient ultérieurement. Cet arrêt général des opérations est cependant complexe à déterminer, surtout lorsqu’il n’y a pas d’hostilité en cours ou si l’on prend en compte le risque de reprise du conflit. Le CICR note toutefois que les derniers jours d’un conflit se caractérisent le plus souvent par un cessez-le-feu instable, une diminution lente mais progressive de l’intensité des affrontements ou, une intervention de forces de maintien de la paix.
Pour sa part, la position traditionnelle de la doctrine indique que l’applicabilité du DIH cesse une fois que les conditions qui ont initialement déclenché son application ne sont plus réunies. En d’autres termes, un CAI prend fin lorsque les États belligérants cessent de participer à la confrontation armée.
Suivant cette dernière approche, on pourrait dire que la fin des hostilités dans le cadre du conflit contre les talibans en Afghanistan remonterait au 31 août 2021, soit la date où les États-Unis ont retiré leurs derniers soldats du sol afghan. Selon une approche plus traditionnelle, il est possible de relever qu’en février 2020, les États-Unis et les talibans ont signé un accord sur le retrait des forces internationales d’Afghanistan pour mai 2021, qui serait donc synonyme de fin du conflit en l’absence d’actes d’hostilités postérieurs à cette période. Toutefois la question fait encore débat et le DIH n’apporte pas de réponse claire à ce sujet.
De plus, si le conflit entre les États-Unis et les talibans semble terminé – au plus tard depuis le retrait effectif des troupes américaines –, le conflit entre les talibans et un groupe opposé à cette prise de pouvoir perdure. Il s’agit du Front de résistance nationale, qui fait maintenant office de groupe armé, et qui agit principalement dans les régions du Nord de l’Afghanistan. Il existe donc toujours un CANI en Afghanistan, dont les rôles entre État et groupe armé ont été (à nouveau) inversés, mais qui se déroule désormais sans les États-Unis avec qui tout avait commencé.
Il a été rapporté que depuis leur (re)prise de pouvoir en 2021, les talibans ont procédé à des homicides visant particulièrement des défenseurs des droits humains, des fonctionnaires et des membres des forces de sécurité de l’ancien gouvernement ainsi que certains membres de leurs familles. La Mission d’assistance des Nations Unies en Afghanistan, ayant pour but la consolidation de la paix dans le pays, a documenté un grand nombre d’exécutions extrajudiciaires durant les affrontements contre les États-Unis depuis 2001. La plupart de ces exécutions sont dites « ciblées » en raison du fait que les victimes étaient choisies en tant qu’opposantes au régime et à l’idéologie des talibans.
Au regard du DIH, ces personnes ne participent pas directement aux hostilités (voir notamment le Guide interprétatif sur la notion de participation directe aux hostilités), et elles rentrent dans la catégorie de personnes civiles (telles que définis par la règle 5 de l’Étude du CICR sur le DIH coutumier notamment). Or, selon la règle de la distinction, ces dernières sont protégées contre les attaques militaires et doivent être protégées des dangers des hostilités (règle 1 de l’Étude du CICR sur le DIH coutumier et article 13.2 du Protocole additionnel II). De plus, l’article 3 commun des Conventions de Genève interdit explicitement « les atteintes portées à la vie et à l’intégrité corporelle notamment le meurtre sous toutes ses formes ». Cette règle constitue également une règle de DIH coutumier applicable tant dans les CAIs que dans les CANIs (règle 89 de l’Étude du CICR sur le DIH coutumier). En outre, l’interdiction du meurtre est explicitement reconnue en tant que garantie fondamentale à l’article 4(2)(a) du Protocole additionnel II. En vertu du DIH, les talibans sont donc tenus de respecter ces règles, y compris lors de l’élaboration de leurs opérations militaires. Les parties au conflit doivent en tout temps faire la distinction entre les personnes civiles et les combattants, et les attaques ne doivent jamais être dirigées contre des civils à moins qu’ils ne participent directement aux hostilités. Ces civils ne doivent pas non plus faire l’objet d’exécutions extrajudiciaires (en dehors de tout procès juste et impartial). Il s’agit d’une règle fondamentale en DIH, qui ne peut pas être contournée
Depuis que les talibans ont (re)pris le contrôle du pays en 2021 et en sont devenus le gouvernement, les journalistes sont devenus la cible d’intimidations, d’arrestations arbitraires et de différentes violences physiques, allant de simples coups à des meurtres. Ces faits dirigés contre des personnes ont également des conséquences sur la production médiatique en Afghanistan, et donc par incidence sur la liberté de la presse.
En DIH, à moins que les journalistes ne soient officiellement incorporés aux forces armées ou qu’ils ou elles ne soient membres de la presse militaire – ce qui leur permettrait d’obtenir le statut de combattant –, on considère ces personnes comme des personnes civiles. À ce titre, les journalistes ne peuvent faire l’objet d’attaques ciblées en vertu de la règle de la distinction (règle 1 de l’Étude du CICR sur le DIH coutumier et article 13.2 du Protocole additionnel II). Les journalistes sont également protégé-e-s contre les mauvais traitements, comme le prévoit l’article 3 commun aux Conventions de Genève. C’est notamment ce qu’a rappelé le Conseil des droits de l’homme dans sa résolution 45/18 portant sur la sécurité des journalistes. De façon plus spécifique, les journalistes sont également protégés explicitement à la règle 34 de l’Étude du CICR sur le DIH coutumier, selon laquelle « [l]es journalistes civils qui accomplissent des missions professionnelles dans des zones de conflit armé doivent être respectés et protégés, aussi longtemps qu’ils ne participent pas directement aux hostilités ». Il est important ici aussi de rappeler que le fait de rapporter des informations qui déplaisent à une partie au conflit, ne constitue pas une participation directe aux hostilités pour autant qu’il ne s’agisse pas d’informations propagées volontairement dans le but de nuire à une opération militaire (voir Guide interprétatif sur la notion de participation directe aux hostilités, à la p. 50).
Un des corolaires à cette protection est la protection du matériel et des installations nécessaires au fonctionnement des médias. Ceux-ci sont considéré comme des biens civils qui, à ce titre, jouissent d’une protection contre les attaques délibérées. C’est notamment ce qu’a rappelé le Conseil de sécurité de l’ONU dans sa résolution 1738 en 2006. En plus de l’article 3 commun et de la protection générale dont jouissent les personnes civiles et les biens civils, les journalistes bénéficient de la protection particulière contre certains actes précis, dont ils ou elles sont les victimes et qui sont explicitement visés par les règles du DIH. Ainsi, le meurtre, la détention arbitraire, les mauvais traitements et la torture sont explicitement prohibés par l’article 3 commun aux Conventions de Genève et respectivement par les règles 89, 99 et 90 de l’Étude du CICR sur le DIH coutumier. L’intimidation et la pression psychologique peuvent être couvertes par l’obligation de traiter les civils – et donc par extension les journalistes – avec humanité. C’est notamment une obligation qui se retrouve à l’article 3 commun et à la règle 87 du DIH coutumier. Les Nations Unies ont par ailleurs précisé en 1998 que les parties au conflit doivent s’abstenir de tout acte qui aurait pour conséquence de dissuader les journalistes d’accomplir leur travail, telles que les campagnes de diffamation, ou les actes de violence.
En Afghanistan, les journalistes sont particulièrement en danger, car leur fonction d’informer la population est vue comme une menace au maintien au pouvoir des talibans, voir comme un terreau d’opposition politique. Ainsi, il est capital de rappeler que ce groupe de personne à risques, en raison de leur profession, est protégé par un certain nombre de règles de DIH.
Bien que le principal corpus juridique applicable en temps de guerre soit le DIH, qui a été conçu spécifiquement pour régir les conflits armés, il est globalement reconnu que le droit international des droits humains (ci-après DIDH), qui est un autre corpus juridique, s’applique également en période de conflit armé (voir par exemple Cour internationale de justice, Avis consultatif sur la licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, au para 25). Compte tenu de la durée du conflit en Afghanistan, il est important de bien distinguer ces deux corpus juridiques que sont le DIH et le DIDH. Le DIH vise à réguler les opérations relevant de la conduite des hostilités et à protéger les personnes qui ne participent pas ou plus aux hostilités, tandis que le DIDH vise à protéger les droits et libertés fondamentales des individus face aux actions ou omissions des États.
En plus du droit des conflits armés qui régit spécifiquement le conflit en Afghanistan depuis le début, la population afghane bénéficie donc également de la protection juridique d’une autre branche du droit international, au champ d’application plus large car applicable aussi bien en temps de paix qu’en temps de guerre : le DIDH.
A-L’application des droits humains à l’égard du pouvoir en place en Afghanistan
Il est important de mentionner l’existence de ce corpus juridique et de bien comprendre son détachement du DIH car, si le conflit en Afghanistan devait se terminer avec la combinaison du retrait des troupes américaines et de la fin des groupes de résistance face au gouvernement taliban, alors le DIH ne serait plus applicable dans la région, mais le DIDH continuerait de s’appliquer dans tous les cas (voir ici les traités de DIDH que l’Afghanistan a ratifiés et auxquels il est donc lié). Cette autre branche du droit international continue d’offrir une protection juridique à la population afghane face aux potentiels abus ou omissions du nouveau gouvernement taliban, indépendamment de l’existence d’un conflit armé. Parmi les différents droits et libertés consacrés par des traités de droits humains auxquels l’Afghanistan est lié, il est possible de mentionner notamment le droit à la vie (article 6 du PIDCP), le droit à la liberté et à la sûreté (article 9 du PIDCP), la prohibition de la torture et des traitements inhumains et dégradants (article 7 du PIDCP et Convention contre la torture), le droit à la liberté d’expression (article 19 du PIDCP), ou encore l’interdiction de discrimination envers les femmes (article 4 du PIDCP et Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes). Autant de droits que le gouvernement taliban se doit de respecter et de protéger, mais qui semblent menacés, comme en témoigne un rapport d’Amnistie Internationale faisant état d’exécutions arbitraires, d’actes de tortures, de manifestations empêchées, ou d’arrestations de femmes et de filles pour « corruption morale ».
B-L’application des droits humains à l’égard des États étrangers intervenant en Afghanistan
Au-delà de l’applicabilité des droits humains à l’égard du gouvernement afghan, ce conflit a aussi impliqué l’intervention de forces armées étrangères, et notamment celles des États-Unis ou des États appartenant à la coalition de la FIAS. La question s’est alors posée de savoir si ces forces devaient appliquer, en plus du DIH qui s’applique automatiquement en cas de conflit armé, les traités de DIDH auxquels leurs pays respectifs sont liés. S’il est globalement reconnu que les droits humains ne cessent pas de s’appliquer en période de conflit armé, un élément supplémentaire était à prendre en compte dans le cadre de ce conflit : les forces armées susmentionnées agissaient en dehors de leurs frontières. Reconnaître en Afghanistan l’application des traités de droits humains auxquels leurs pays respectifs sont liés revenait donc à reconnaître par la même occasion une application dite « extraterritoriale » des droits humains en contexte de conflit armé, application qui n’a pas été prévue explicitement – mais pas écartée non plus – dans les textes de DIDH.
À ce sujet, le Comité des droits de l’Homme, l’organe chargé de veiller au respect et à la bonne application du PIDCP, considère que ce dernier s’applique de façon extraterritoriale dès lors que les agents d’un État (par exemple ses forces armées) exercent un contrôle ou une autorité sur des individus à l’étranger (voir Observation générale 31, au para 10). Plus spécifiquement lié à la situation en Afghanistan, la Cour européenne des droits de l’Homme a récemment reconnu dans l’affaire Hanan c. Allemagne que la Convention européenne des droits de l’Homme pouvait s’appliquer, sous certaines conditions, de façon extraterritoriale à l’égard de l’Allemagne pour les actions menées par ses agents en Afghanistan – en l’occurrence un bombardement ayant eu lieu près de Kunduz, en 2009, mené par la FIAS qui était alors sous commandement allemand.
Pour plus d’informations sur les obligations extraterritoriales des États en matière de droits humains en contexte de conflit armé, voir ici l’article publié par la professeure Julia Grignon et Thomas Roos.
Ce billet ne lie que la ou les personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de Osons le DIH!, de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale et les droits fondamentaux, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.
La publication de ce billet est en partie financée par Osons le DIH! et le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.