Du 24 au 26 mars 2021, l’American society of international law (ASIL) organisait son cycle de conférences annuel, portant cette année sur le thème de « reconcevoir le droit international : Créativité en temps de crise ». La pandémie de la COVID-19 ayant fortement limité les possibilités de déplacements des panélistes et de l’audience, l’édition 2021 s’est tenue en ligne et les étudiant-e-s pouvaient y assister gratuitement. L’occasion était belle pour la communauté académique, dont les membres d’Osons le DIH, d’accéder sans contraintes physiques ou financières au savoir et à l’expérience de différent-e-s universitaires, acteurs et actrices du droit international. Cette série de billets a ainsi pour objectif de raconter trois de ces conférences auxquelles les membres d’Osons le DIH ont assisté, mises en lien avec leur propre expérience et leurs travaux de recherche respectifs. Ce billet, le premier de la série, porte sur la thématique de l’enseignement du droit international, cet ensemble de branches juridiques né de l’acceptation par les États de se lier à des règles « pour le bien de l’humanité », à une audience qui ne possède pas de formation dans ce domaine. Le deuxième billet porte sur la manière d’assurer le respect du droit international humanitaire (DIH) à travers des voix (et des voies) non traditionnelles. Un troisième billet porte sur le cas des Rohingyas lu à la lumière des atrocités de masse et de l’apatridie.
Concernant la première conférence, en tant qu’étudiants spécialisés en DIH, la branche du droit international conçue spécifiquement pour régir le domaine des conflits armés, notre champ d’intérêt se retrouvait particulièrement dans le segment du Dr. Gregory Noone. Celui-ci portait en effet sur la diffusion des règles de droit international applicables en temps de guerre auprès des forces armées et du grand public. C’est pourquoi ce segment constituera une partie à part entière dans ce billet (I). La deuxième partie sera consacrée aux interventions de Julie Diane Recinos, Hardy Vieux et Vanessa Montague-James, concernant la diffusion du droit international des droits humains (DIDH) auprès de diverses audiences non juridiques (II). Enfin, une troisième partie portera sur un sujet qui n’a pas été abordé au cours de cette conférence, mais qui est complémentaire et qui représente le champ de recherche d’un des auteurs de ce billet : l’enseignement du DIH auprès du grand public par le prisme de la culture populaire, par exemple via l’univers des jeux vidéo (III).
I-Le droit international applicable en période de conflit armé, les soldats, le grand public, et la question de l’image renvoyée
Le segment du Dr. Gregory Noone portait sur une partie spécifique du droit international : le droit international applicable en période de conflit armé. Cet ensemble de règles se compose principalement du DIH, ainsi que des règles de DIDH pertinentes et du droit international pénal – la branche du droit international qui criminalise et sanctionne, entre autres, certaines violations des lois et coutumes de la guerre. Ancien juge avocat au sein de la marine des États-Unis et aujourd’hui capitaine dans la réserve, le Dr. Gregory Noonev est un spécialiste du droit international applicable en période de conflit armé. Son parcours lui a permis de diffuser et de faire la promotion de ce droit auprès de différents publics qui ne sont pas nécessairement familiarisés avec celui-ci, ou qui peuvent exprimer une certaine réticence par moments : les membres des forces armées (A), ainsi que le grand public en général (B).
A-Le droit international applicable en période de conflit armé et les forces armées
Comment aborder le droit international face à un haut gradé responsable d’une opération militaire spécifique, qui considère cette notion comme trop abstraite, trop contraignante et trop éloignée de sa vision du terrain ? En ne lui parlant pas de droit. Selon le Dr. Gregory Noone, le meilleur moyen de convaincre de la nécessité de respecter le droit international face à un interlocuteur militaire sceptique est de parler de soutien politique, du financement de la mission, du soutien de la population locale : autant d’éléments liés à l’image que renvoie la mission auprès de l’opinion publique. Une image qui est elle-même liée au respect que la mission démontrera à l’égard du droit international applicable. Respecter le droit international, et plus particulièrement le droit des conflits armés, c’est donc aussi augmenter les chances de pérennité de la mission.
Respecter le droit international, c’est aussi ne pas mettre en danger inutilement ses soldats. Pour appuyer ce point, le Dr. Gregory Noone prend ici l’exemple de la torture, qui non seulement n’est pas un moyen efficace d’obtenir un avantage militaire – les promesses et les arrangements marchent mieux pour obtenir des informations, mais qui est en plus prohibée aussi bien en DIDH (voir par exemple Convention contre la torture) qu’en DIH (voir notamment article 3 commun aux Conventions de Genève, articles 17 et 87 de la Troisième Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre, et règle 90 de DIH coutumier). Selon lui, torturer un soldat ennemi capturé, en plus de représenter une violation du droit international et un potentiel crime de guerre ou crime contre l’humanité, comporte également le risque de mettre ses propres soldats en danger. Il met en avant notamment le danger qu’ils se fassent torturer par l’ennemi, sous forme de représailles, s’ils se font capturer à leur tour. Bien que de telles représailles soient prohibées par le droit des conflits armés (règles 145 à 148 de DIH coutumier), cet argument juridique peut ne pas être suffisant pour convaincre une partie au conflit de s’abstenir d’appliquer l’adage « œil pour œil, dent pour dent », alors qu’elle a vu ses propres soldats se faire torturer. Remettre en cause la pertinence du droit des conflits armés à l’égard de l’ennemi, c’est aussi remettre en cause la protection juridique qu’il offre à ses propres soldats.
Le DIH étant à la recherche d’un équilibre entre nécessité militaire et principes d’humanité, le respecter n’affaiblit pas les chances de victoire d’une partie au conflit. En revanche, ne pas le respecter met en danger la pérennité de la mission et fait courir des risques plus importants aux soldats de la partie qui ne souhaiterait pas respecter ces règles.
B-Le droit des conflits armés et le grand public
Habitué à faire la promotion du droit international applicable aux conflits armés auprès d’une audience plus large que celle des soldats, le Dr. Gregory Noone nous a également expliqué comment convaincre les citoyen-ne-s les plus réfractaires au droit international. La porte d’entrée pour convaincre une telle audience de la nécessité de respecter le droit international est la même que pour les soldats : l’opinion publique. Cependant, contrairement aux soldats, l’opinion publique n’est pas présentée ici comme un appui à la pérennité de la mission militaire. En effet, le grand public est généralement plus détaché que les soldats face au succès d’une mission militaire. Une partie de l’audience peut même être opposée à la tenue d’une telle mission pour des raisons politiques ou idéologiques. L’opinion publique sera donc plutôt mobilisée pour provoquer des sentiments de fierté ou de honte : « comment voulez-vous être vus par le monde, par vos camarades d’autres pays ? Est-ce vraiment l’image que vous voulez que les soldats de votre pays renvoient ? ».
Selon le Dr. Gregory Noone, la notion d’image de soi et d’image de sa nation est plus efficace auprès du grand public que la menace d’une sanction juridictionnelle. Un organe tel que la Cour pénale internationale, qui poursuit des individus à l’origine de crimes internationaux (notamment les crimes de guerre), serait trop abstrait aux yeux du grand public. En effet, cette partie du grand public n’a rien à craindre de ce tribunal international qui ne poursuit que les plus hauts gradés ou responsables, parfois méconnus de ce grand public lorsque les combats ont lieu au-delà de ses frontières. Dans le cadre des États-Unis, leur État n’est même pas partie au Statut de Rome de la Cour pénale internationale. En d’autres termes, pour parler de droit international à la population générale, la crainte du « States shaming » - voir son État se faire pointer du doigt sur la scène internationale, par les universitaires, ses ami-e-s d’autres pays ... - serait plus efficace que la menace de la sanction judiciaire, bien que cette dernière puisse être de nature à contribuer à ce sentiment d’embarras ou de culpabilité nationale.
II-La diffusion du droit international au sein de la société et de la communauté académique : la pratique au service de l’apprentissage
Hardy Vieux, ancien avocat pour la marine des États-Unis et vice-président de l’organisation Human Rights First qui lutte contre les différentes violations de droits humains, a mentionné lors de ce panel qu’une diffusion efficace des droits humains passait par le fait de « take the theory, and make it real » (« Prendre la théorie et la rendre réelle »). Cette citation n’est pas sans rappeler le leitmotiv du Concours Jean Pictet, qui est de « sortir le droit des livres », en plaçant les candidat-e-s dans des jeux de rôle les confrontant aux différentes situations rencontrées dans les contextes de conflits armés. Dans le cadre du Concours Pictet, cela implique des simulations où il faut dialoguer avec des groupes armés, aller à la rencontre des blessés et des malades sur le terrain, tenir une réunion gouvernementale sur la planification d’une attaque ou, pour rebondir sur les arguments présentés par le Dr. Gregory Noone, essayer de convaincre des hauts-gradés militaires de mener une attaque en conformité avec les règles de droit international applicables. Bien que ce Concours de plaidoirie soit adressé aux étudiant-e-s, le parallèle avec la vision de Hardy Vieux est présent : enseigner le DIH ou le DIDH, que l’audience soit juridique ou non juridique, nécessite parfois de sortir des sentiers battus et de la salle de cours classique, car l’apprentissage passe aussi par la pratique.
Dans la même optique, Vanessa Montague-James, spécialiste en droits humains qui donne des formations aux officiels gouvernementaux, aux universitaires, aux ONGs et à divers médias, a mis de l’avant les bienfaits des études de cas. Selon elle, il s’agit de la meilleure méthode d’enseignement, notamment en divisant l’audience en petits groupes de travail afin que chacun puisse se sentir concerné. Julie Diane Recinos, conseillère juridique à la Cour suprême du Mexique, appuie également cette méthode qui permet de placer l’audience face à des situations humaines réelles parfois urgentes pour en garder un souvenir même après la formation. Les études de cas font d’ailleurs partie des méthodes d’enseignement privilégiées par le Casebook Online, qui cherche à faciliter la compréhension du droit international en période de conflits armés. Julie Diane Recinos encourage à former une audience non familière avec le droit en lui dressant un nombre de points essentiels à retrouver dans l’étude de cas présentée. Ces méthodes ont pour objectif de sensibiliser le grand public au droit international, mais également d’autres actrices et acteurs de la scène nationale ou internationale. Les panélistes s’accordent en outre sur le fait que diffuser le droit international sur le terrain, auprès des communautés victimes de violations massives de leurs droits, permet de leur donner les outils juridiques pour lutter contre les abus gouvernementaux ou privés. La connaissance des règles du droit international ne doit pas rester seulement entre les mains de celles et ceux qui souhaitent défendre les intérêts des autres, mais doit s’étendre jusqu’aux individus et aux communautés concernées qui sont les principales victimes de ces violations.
III-La culture populaire, une autre voie pour diffuser le droit international auprès du grand public ?
Ce panel de l’ASIL n’est pas sans rappeler que la promotion du DIH ne passe pas que par les activités de formations, de sensibilisation et d’entraînement. Elle peut aussi être ludique et indirecte. La culture populaire, notamment le cinéma, la télévision et la littérature, peut contribuer à son tour à assurer le respect du droit des conflits armés. C’est en tout cas le pari que fait le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), l’organisation internationale responsable d'assumer la promotion et le renforcement du DIH, en lançant aux producteurs de jeux vidéo le défi d’introduire les règles du DIH dans leurs jeux. Comme l’indique Helen Durham, la Directrice du département de droit et de politiques au sein du CICR, « avec plus de deux milliards de joueurs à travers le monde, les jeux vidéo ont le potentiel incroyable de pouvoir disséminer l’importance du droit international humanitaire ». L’un des objectifs est ainsi d’exposer les joueurs à des éléments de complexité supplémentaires dans le jeu, mais similaires à ce que l’on retrouve dans les conflits armés réels.
Un studio de développement a habilement relevé le défi avec le jeu Arma 3, qui offre la possibilité de remplir des missions à titre de délégué humanitaire et qui introduit les règles du DIH au fur et à mesure de l’expérience. Fortnite – l’un des jeux les plus populaires au monde avec plus de 350 millions d’utilisateurs – a aussi récemment créé le mode « ICRC Life Run », qui permet de compléter quatre missions à titre de travailleur humanitaire et de s’initier rapidement aux règles qui encadrent les conflits armés. Il va sans dire que les joueurs ne peuvent pas être sanctionnés pour des actions illicites commises dans le monde virtuel : l’expérience permet avant toute chose de remettre en question des actions qui sont normalement banalisées dans les jeux simulant la guerre.
Les activités de ce type ne sont pas qu’officielles, elles peuvent également émerger d’initiatives populaires, à l’instar des communautés actives sur les réseaux sociaux qui traquent les violations des Conventions de Genève, ou de clins d’œil à des films ou séries populaires comme l’a fait le CICR avec Star Wars ou la Croix-Rouge française avec Game of Thrones. Dans la même optique de générer des discussions accessibles à tous les publics, l’Université Libre de Bruxelles tient depuis 2013 une chronique consacrée à la « culture pop » et au droit international. Enfin, toujours dans le cadre de la Croix-Rouge française, cette dernière a mise sur pieds en collaboration avec Osons le DIH une aventure virtuelle permettant de faire comprendre les règles des conflits armés de façon ludique.
Les méthodes et les moyens permettant de diffuser le DIH ou le droit international en général ne cessent de se diversifier et d’évoluer avec leur époque. Le Dr. Gregory Noone et les autres panélistes nous ont démontré que les méthodes d’enseignement du droit international se recoupent sur certains points, que l’on soit face à une audience juridique ou non juridique. Les études de cas sont ainsi privilégiées dans les deux situations. La seule différence notable réside dans la façon de parler, ainsi que les arguments qu’il faudra présenter pour convaincre. Il importe également de noter que la diffusion de ces règles auprès d’un public plus large peut passer par des moyens innovants qui sortent du cadre académique, à l’image de l’utilisation de la culture populaire comme moyen de sensibilisation au droit international. Il n’est donc pas impossible de rêver à un futur proche ou nul n’ignorera les grands principes qui régissent les conflits armés. Et vous, que faites-vous pour assurer la diffusion du DIH ? Quelle est selon vous la porte d’entrée la plus accessible pour faire connaître cette branche du droit à tous les publics ?
Du côté d’Osons le DIH, dont le principal objectif est de diffuser ce corpus juridique, un podcast sur la culture populaire et le droit des conflits est en préparation afin de rendre accessible ce droit au plus grand nombre en sortant des sentiers académiques traditionnels.
Ce billet ne lie que la ou les personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de Osons le DIH!, de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale et les droits fondamentaux, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.
La publication de ce billet est en partie financée par Osons le DIH! et le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.