Le 27 mai 2014, par un arrêt, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'Homme (ci-après « la Cour ») dans l'affaire Marguš c. Croatie (Requête n° 4455/10) a débouté monsieur Fred Marguš de ses prétentions eu égard aux violations supposées de ses droits par la Croatie. Les juges se sont à cette occasion prononcés sur l'applicabilité des amnisties aux crimes internationaux, en particulier aux crimes de guerre.
Bref rappel de la procédure
Cette affaire commence par la condamnation par un tribunal croate de Fred Marguš, ancien commandant de l'armée, pour crimes de guerre commis en 1991 pendant le conflit armé en Croatie. Le requérant avait précédemment bénéficié d'un arrêt des procédures en application d'une loi nationale d'amnistie excluant expressément les crimes de guerre. Après avoir épuisé les voies de recours internes, Marguš a saisi la Cour aux motifs que son droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme a été violé, ainsi que son droit de ne pas être jugé ou condamné deux fois pour les mêmes faits, prévu à l’article 4 du Protocole n° 7 de la Convention. L'arrêt de la Grande Chambre est venu clore cette procédure.
Inapplicabilité des amnisties générales pour les crimes de guerre
Cet arrêt de la Grande Chambre est significatif parce qu'il clarifie davantage la position de la Cour qui n'a que très rarement eu l'occasion de se prononcer sur les questions d'amnistie. Saisie pour la première fois de cette question dans l'affaire Ould Dah c France, la Cour avait conclu que la loi d'amnistie adoptée par la Mauritanie et couvrant les actes de tortures était susceptible d'être qualifiée d'abusive au regard du droit international en ce sens qu'elle viole l'obligation de poursuivre imposée par les instruments juridiques pertinents, dont notamment la Convention contre la torture. La Cour a gardé la même approche dans cette nouvelle décision.
En effet, la Cour endosse une tendance uniforme à celle de la jurisprudence internationale concluant à l'inapplicabilité des amnisties aux crimes internationaux. S'appuyant principalement sur la pratique des tribunaux pénaux internationaux (ci-après « TPI ») (§55, 67-68) et surtout sur celle de la Cour interaméricaine des droits de l'homme (ci-après « CourIADH ») (§60-66), elle soutient que « le droit international tend de plus en plus à considérer les amnisties comme inacceptables, car incompatibles avec l’obligation universellement reconnue pour les États de poursuivre et de punir les auteurs de violations graves des droits fondamentaux de l’homme » (§139).
Aussi, la Cour souscrit à l'exclusion des crimes de guerre du champ de l'amnistie prévue à l'article 6:5 du Protocole additionnel II des Conventions de Genève de 1949 (PAII) en se fondant, entre autres, sur la Règle 159 de l'étude sur le droit international coutumier du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) (§131).
Le cœur de l’argumentation de la Cour réside donc dans la prémisse selon laquelle la possibilité qu’a un État d’amnistier les auteurs de violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire est circonscrite par les traités auxquels l’État est partie. Ainsi, les conventions prescrivant l'obligation de poursuivre rendraient inacceptables les amnisties (§132). Cette position n'est pas nouvelle, l'un des fervents artisans de la justice pénale internationale, Antonio Cassese, soutient la même approche après avoir constaté l'inexistence en droit international d'une obligation générale interdisant les amnisties[1].
Cependant, ce qui est déplorable en l'espèce, c'est le fait que la Cour considère, sans aucune argumentation, que l'article 3 commun aux quatre Conventions de Genève de 1949 et les articles 4 et 13 du PAII prévoient l'obligation de poursuivre les auteurs de leurs violations :
Plusieurs conventions internationales prévoient l’obligation de poursuivre les auteurs de certains des crimes qui y sont définis (voir les Conventions de Genève de 1949 pour la protection des victimes de la guerre et leurs protocoles additionnels, en particulier l’article 3 commun auxdites Conventions, les articles 49 et 50 de la Convention (I) pour l’amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne, les articles 50 et 51 de la Convention (II) pour l’amélioration du sort des blessés, des malades et des naufragés des forces armées sur mer, les articles 129 et 130 de la Convention (III) relative au traitement des prisonniers de guerre, et les articles 146 et 147 de la Convention (IV) relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre ; voir également les articles 4 et 13 du Protocole additionnel (II) de 1977 aux Conventions de Genève relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux, l’article V de la Convention pour la prévention et la sanction du crime de génocide, ainsi que la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants). (§132) [Nous soulignons].
Un tel raisonnement pour justifier le rejet des amnisties pour les crimes de guerre commis dans les conflits armés non internationaux (CANI) n'est pas très fondé. Certes, depuis la décision du tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie dans l’affaire Tadić, le caractère criminel des violations de l'article 3 commun et de certaines dispositions du PAII ainsi que leur répression sont désormais acquis et confirmés dans la pratique des TPI et de certains tribunaux nationaux. Cependant, cela ne découlerait pas d'une obligation conventionnelle, mais bien d'une absence d'interdiction de leur répression. Il est important de préciser que le CICR lui-même fonde l’obligation de répression des violations graves du DIH commises dans les CANI dans le droit international coutumier (Règle 158). Cet amalgame entre le régime des infractions graves prévues limitativement aux conventions de Genève de 1949 et au PAII de 1977 et celui de l'article 3 commun et des articles 4 et 13 du PAII est malheureux.
Toujours est-il que cette décision de la Cour renforce l'interdiction des amnisties pour les crimes internationaux et peut avoir un impact plus important. En effet, une prise de position sans ambages, en l'espèce, de la Cour peut avoir un impact sur la pratique des États dans le futur. À la différence des TPI, qui ont un impact indirect sur les droits nationaux, les cours régionales de droit de l'homme peuvent exiger des États la modification de leur droit interne. Le rôle de la CourIADH dans l'annulation de plusieurs mesures d'amnisties prises par les États latino-américains en fait foi.
Par ailleurs, il est important de préciser que la Cour, à la différence de la CourIADH, ne semble pas fermer définitivement la porte aux mesures d'amnisties dans certaines circonstances.
Quid des amnisties conditionnelles?
La CourIADH a une position presque intransigeante à l'égard des amnisties depuis son arrêt de principe dans Barrios altos. Il est vrai que la majorité des affaires d'amnistie relevait des violations graves des droits de l'homme qualifiées parfois par la CourIADH de crimes contre l'humanité. Cependant, même dans des situations de conflits armés internes et dans les contextes de processus de paix ou de réconciliation, elle a conclu à l'inapplicabilité des amnisties aux crimes de guerre. Sa consœur du vieux continent semble adopter une position moins radicale. En effet, dans l'affaire Ould Dah, mentionnée précédemment, la Cour note :
Force est de constater qu’en l’espèce la loi d’amnistie mauritanienne est intervenue non pas après jugement et condamnation du requérant, mais précisément en vue d’empêcher toute poursuite pénale à l’encontre de celui-ci. Certes, d’une manière générale, on ne saurait exclure la possibilité d’un conflit entre, d’une part, la nécessité de poursuivre les crimes commis et, d’autre part, la volonté de réconciliation du corps social d’un pays. En tout état de cause, aucun processus de réconciliation de ce type n’a été mis en place en Mauritanie.
Est-ce à dire que l'amnistie adoptée à la suite d'un processus de réconciliation, comme les commissions-vérité et réconciliation, serait admissible au regard de la Cour? On pourrait être tenté à répondre positivement. La même approche semble être prise en l'espèce :
À supposer que les amnisties soient possibles lorsqu’elles s’accompagnent de circonstances particulières telles qu’un processus de réconciliation et/ou une forme de réparation pour les victimes, l’amnistie octroyée au requérant en l’espèce n’en resterait pas moins inacceptable puisque rien n’indique la présence de telles circonstances en l’espèce (§139).
Ainsi, dans des circonstances exceptionnelles, l'amnistie pourrait être applicable selon la Cour. Une telle prise de position peut être une piste crédible pour éviter des blocages conduisant à des situations sans justice, ni paix. En effet, dans la logique du groupe d’experts universitaires (amicus curiae devant la Cour), nous pensons que de solides raisons politiques militeraient en faveur du recours à l’amnistie lorsque celle-ci constitue le seul moyen de sortir des dictatures violentes et des conflits interminables (§113). Plus spécifiquement, pour les conflits armés, une telle approche, qui permettrait à la Cour d'apprécier au cas par cas les situations, serait judicieuse à deux titres.
Premièrement, l'interdiction de l'amnistie en droit international n'est pas attestée en tant que tel. Tout d'abord, comme le reconnait la Cour, aucun traité international n’interdit expressément le recours à l’amnistie (§131). De surcroit, l'article 6:5 du PAII la recommande même en tant que mesure de pacification à la fin d'un CANI. En fait, l'interprétation faite par le CICR de cette disposition ne semble pas être en adéquation avec le contexte de l'adoption du PAII en 1977. En effet, à l'époque, les crimes de guerre ne couvraient pas les violations commises dans les CANI, mais plutôt les infractions graves aux Conventions de Genève. Il serait curieux de penser que les rédacteurs ont fait référence à une notion qui n'existait pas à l'époque pour limiter l'application des amnisties[2]. Qui plus est, la pratique subséquente des États est loin de confirmer cette interprétation[3].
Deuxièmement, sur le plan pratique, l’amnistie peut être une mesure utile pour éviter des solutions trop idéalistes et parfois sans issue. Dans certains contextes spécifiques de négociations de paix et de post-conflit, l'amnistie peut aider au rétablissement ou au maintien de la paix. Un usage restrictif et exceptionnel de l’amnistie serait recommandé et devrait être consécutif à des procédures de vérité, de pardon, de réconciliation, de réparation, etc.
En outre, une telle pratique rendrait plus soutenable l’invalidation partielle des amnisties pratiquées dans le sillage des TPI. En Sierra Leone et au Cambodge, par exemple, malgré la mise en place des TPI hybrides, les mesures d’amnistie antérieurement adoptées sont demeurées en vigueur pour la majeure partie des auteurs des crimes de guerre, à la seule exception de la petite poignée de leaders poursuivis.
Pour finir, nous pouvons affirmer que cet arrêt constitue une caution supplémentaire dans le rejet de l’impunité des crimes de guerre. Pour ces crimes, l'amnistie ne semble plus être une option véritable. Elle serait davantage, comme le disait Mark Freeman, « like a contraband product now, such that everyone dealing with it is taking a risk »[4]. Cependant, une petite fenêtre devrait rester ouverte pour les circonstances exceptionnelles. À cet égard, les nuances amenées par la Cour de Strasbourg en l’espèce pavent une nouvelle voie qui devrait inspirer plus d'un organe de la CPI.
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[1] Antonio Cassese, International criminal law, Oxford, Oxford University Press, 2003, à la p 314-315.
[2] William Schabas, Inimaginable atrocities: Justice, politics, and rights at the war crimes tribunals, Oxford, Oxford Univeristy Press, 2012, à la p 178-179.
[3] Éric David, Éléments de droit pénal international et européen, Bruxelles, Bruylant, 2009, à la p 1336 et ss.
[4] Mark Freeman, Necessary evils: Amnesties and the search for justice, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, à la p 4.