Après le coup d'État en Égypte ayant renversé le président Morsi, les militaires parvenus au pouvoir ont commis des crimes de masse sur les Frères musulmans favorables au président déchu, ce qui a causé la mort de 400 personnes. Après la chute de leur mentor, le 3 juillet 2013, les pro-Morsi décident de référer la situation en Égypte devant la Cour pénale internationale (CPI). Vu que Morsi n'est plus au pouvoir et que l'Égypte n'est pas encore partie au Statut de Rome de la Cour pénale internationale (« Statut de Rome ») et n’a pas encore reconnu la compétence de la Cour, de quelles autres alternatives disposent les Frères musulmans pour que la situation en Égypte soit référée devant la Cour afin que les militaires ne soient pas à l'abri des poursuites ? Deux options sont possibles, même si la deuxième ne déclenche pas la compétence de la Cour: le renvoi devant la Cour par le Conseil de sécurité (I) et la contribution des Frères musulmans aux enquêtes auprès du bureau du Procureur si celui-ci venait à exercer sa compétence (II).
I - Renvoi par le Conseil de sécurité
Même si le gouvernement actuel signe et ratifie le Statut de Rome, cela ne donnerait pas aux Frères musulmans le droit de renvoyer une situation à la Cour, conformément à l'article 14 conjoint à l'article 13, pour ouvrir une enquête sur les actes commis par les militaires (crimes de meurtres, d'emprisonnement illégal, de torture et disparition forcée). Le Conseil de sécurité peut toutefois saisir la Cour selon l'article 13(3) du Statut de Rome. Ce mode de saisine de la CPI serait le moins controversé pour les Frères musulmans puisqu’il accorde au Conseil de sécurité un rôle déterminant dans le choix des situations qui seront déférées à la Cour. Encore faut-il rappeler qu'il est légitime pour les Frères musulmans d'adresser une communication au Conseil de sécurité pour les crimes commis contre les partisans du président Morsi. Ce mode de saisine s’accompagne d’un caractère obligatoire puisque les résolutions du Conseil de sécurité s'imposent à tous les États membres de l'ONU selon l'article 25 de la Charte des Nations Unies, qu’ils soient parties ou non au Statut de Rome. Comme l'a souligné la Chambre d'appel du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), dans l'affaire Blaskic, l'obligation de coopérer constitue une obligation erga omnes au même titre que celle qui impose aux États de faire respecter le droit international humanitaire. Autrement dit, en matière de coopération, si le Conseil de sécurité décide que les États, parties ou non au Statut de Rome, doivent collaborer avec la CPI, le Statut de Rome devient alors opposable à l'ensemble de la « communauté internationale »[1]. Nul besoin, dans ce cas, que l'Égypte ait ratifié le Statut de Rome; la compétence de la Cour s'impose à travers le Conseil de sécurité.
Depuis la création de la Cour jusqu’à aujourd’hui, seulement deux affaires lui ont été référées par le Conseil de sécurité : le Darfour et la Libye. Dans le cas du Darfour, bien que le Soudan ne soit pas un État partie au Statut de Rome et ne devrait donc pas être lié par l’obligation d’exécuter les mandats d’arrêt, la résolution 1593 du Conseil de sécurité précise que le gouvernement soudanais doit coopérer avec la Cour et le Procureur en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies[2]. La situation en Libye a elle aussi été renvoyée en vertu de la résolution 1970 (2011) du Conseil de sécurité, bien que ce pays ne soit pas partie au Statut de Rome. Une organisation politique comme celle des Frères musulmans n’aurait donc pas le pouvoir de référer une situation devant la Cour.
II- Contributions aux enquêtes auprès du bureau du Procureur
Depuis quelques mois, les Frères musulmans ont multiplié des actions visant à informer le bureau du Procureur de la CPI des crimes de masse commis en Égypte. Le 20 décembre, leurs avocats ont déposé une communication détaillant des preuves de commission de crimes, qui selon eux, auraient été perpétrés depuis que Mohamed Morsi a été chassé du pouvoir par les militaires, le 3 juillet 2013. Dans cette communication, ils dénoncent les crimes de torture, de meurtre, d'emprisonnement illégal et de disparition forcée. La « communication » cite des membres de l'armée égyptienne, mais les avocats ont refusé de divulguer des noms publiquement. La justice égyptienne a condamné à mort des centaines de pro-Morsi arrêtés et a imposé de lourdes peines allant souvent jusqu'à dix ans de prison ferme. Au début du moi de mai, la Cour a rejeté la dite communication au motif qu'elle ne provenait pas d'un État. Dans la mesure où l'Égypte ne reconnaît pas la CPI et que Mohamed Morsi n'est plus au pouvoir, il est difficile de savoir jusqu’où peuvent aller les renseignements données au Procureur. Le procureur de la CPI peut ouvrir une enquête uniquement à la demande d'un État ayant ratifié le Statut de Rome ou reconnaissant la juridiction de la Cour, à la demande du Conseil de sécurité des Nations unies ou alors de sa propre initiative. À cette fin, il peut aller chercher des renseignements auprès des États, mais aussi auprès d'organisations intergouvernementales et non gouvernementales ou d'autres sources dignes de foi qui peuvent aussi lui adresser des communications. Ces communications contribueront grandement aux enquêtes que le bureau du Procureur peut mener. Les différents renseignements concernant des crimes relevant de la compétence de la cour sont traités avec prudence et confidentialité en raison de la variété des sources dont ils proviennent[3].
Le caractère sérieux des renseignements reçus conditionne l'exercice du droit du Procureur d'initier une enquête[4]. Donc, les Frères musulmans doivent continuer à multiplier les communications qui peuvent aider, voire encourager le bureau du Procureur dans ses enquêtes. Elles peuvent être un excellent moyen de pression sur le gouvernement égyptien afin que celui-ci reconnaisse la compétence de la Cour pour les crimes dont les pro-Morsi ont été victimes. Elles peuvent également constituer un moyen d'informer le Conseil de sécurité des atrocités commises par les militaires. Sur la base des renseignements fournis, le Procureur peut mener une pré-enquête qui consistera à poser des actes visant à chercher des renseignements complémentaires. Par exemple, à la suite de la réception de renseignements divergents concernant d'éventuels crimes commis relevant de la compétence de la Cour, le Procureur a pu demander des indications complémentaires aux États visés. Tel fut le cas en 2008 à la suite du conflit en Ossétie du Sud et en Abkhazie lorsque le Procureur, alerté par nombre de rapports d'ONG, demanda des renseignements complémentaires à la Géorgie et à la Russie[5]. Cependant, selon le paragraphe 6 de l'article 15, les communications n'obligent pas le Procureur à poursuivre s'il conclut que les renseignements qui lui ont été soumis ne constituent pas une base raisonnable pour l'ouverture d'une enquête.
Conclusion
Avec le rejet de leur communication adressée à la CPI, les Frères musulmans n'ont d'autres alternatives que de compter sur le Conseil de sécurité ou espérer que l'Égypte fasse une reconnaissance de la compétence de la CPI (article 12(3) du Statut de Rome), ce qui autoriserait le Procureur à se saisir proprio motu selon l'article 13(3). La politique actuelle n'envisage pas une telle possibilité. Par ailleurs, même avec ratification du Statut de Rome, la compétence de la Cour ne serait pas rétroactive, conformément à l'article 11. En vertu de l'article 12, paragraphe 3, la Cour peut exercer sa compétence si l'État égyptien fait une déclaration auprès du greffier tout en reconnaissant la compétence de la Cour à l'égard des crimes de masse commis par les militaires depuis la chute du président Morsi. La Côte d'Ivoire, les Iles Comores et l'Ukraine ont opté pour cette procédure en acceptant la compétence de la Cour par une déclaration relevant de l'article 12(3) du Statut de Rome, bien que n'étant pas parties à celui-ci. Ce scénario est très peu probable en Égypte, dans la mesure où ceux qui ont ordonné le massacre sont les mêmes qui sont au pouvoir aujourd'hui. Ou alors on peut espérer que le gouvernement organisera une commission de vérité et de réconciliation entre les Égyptiens. Dans l’intervalle, il est à l’avantage des Frères musulmans de continuer à faire des communications auprès du bureau du Procureur.
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[1] Abdoulaye Tine, « Exercice de la compétence » dans Julian Fernandez et Xavier Pacreau, dir, Statut de Rome de la Cour pénale internationale : commentaire article par article, t 2, Paris, A. Pédone, 2012, 608, à la page 615.
[2] Camille Boinot, Un nouvel acteur dans la résolution des conflits : le Procureur de la Cour pénale internationale, mémoire de Maîtrise en droit, Université de Montréal, 2012 [non publié], en ligne : Papyrus.
[3] Bassirou Nignan, « Le Procureur » dans Julian Fernandez et Xavier Pacreau, supra note, 645, à la page 652.
[4] Ibid.
[5] Ibid.