En 2008, Vincent Lambert, citoyen français alors âgé de 32 ans, est victime d’un accident de la route qui le plonge dans un état végétatif chronique. Après plus de dix années passées dans cet état, les médecins ont procédé le 2 juillet 2019 à un arrêt des traitements, ayant conduit à son décès le 11 juillet 2019.
Avant d’en arriver à ce stade, cette affaire a fait l’objet d’un long feuilleton judiciaire entre d’un côté les parents de Vincent Lambert, qui souhaitaient la poursuite des traitements le maintenant en vie, et de l’autre sa femme, ses frères et sœurs, et son neveu, opposé.e.s à ce qu’ils qualifiaient « d’acharnement thérapeutique ».
Par une ordonnance du 24 Avril 2019, le Conseil d’État, la plus haute instance administrative française, avait validé la décision d’arrêter les soins prise par les médecins. Ayant épuisé toutes les voies de recours internes, les parents de Vincent Lambert se tournent alors vers la Cour Européenne des droits de l’Homme (ci-après CourEDH), afin de réclamer la mise en place de mesures provisoires suspendant l’exécution de l’arrêt du Conseil d’État. La CourEDH, qui avait déjà estimé dans Lambert et autres c. France du 5 juin 2015 que l’arrêt des soins ne portait pas atteinte au droit à la vie tel qu’énoncé à l’article 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (ci-après ConvEDH), rejeta la demande de mesures provisoires formulée par les parents dans une décision du 30 avril 2019.
Alors que les organes juridictionnels nationaux et régionaux semblaient unanimement se diriger vers une validation de l’arrêt des soins de Vincent Lambert, un nouvel acteur, saisi par les parents, est intervenu. Il s’agit du Comité des droits des personnes handicapées (ci-après CDPH), qui, le 3 mai 2019, a formulé une demande de maintien des soins de Vincent Lambert à titre de mesure conservatoire, afin de prévenir la survenance de dommages irréversibles le temps qu’il se prononce sur le fond de l’affaire, à savoir sur une éventuelle violation du droit à la vie tel qu’énoncé à l’article 10 de la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées (ci-après CIDPH).
Cependant, ce n’est pas sur au fond de cette affaire que s’intéresse ce billet. En effet, au-delà de la question de savoir si l’arrêt des traitements de Vincent Lambert portait ou non atteinte au droit à la vie, un autre élément a éveillé l’intérêt des observateurs et des juristes internationaux : l’entrée en scène du CDPH, et la question de la portée juridique de ses décisions.
Le Comité des droits pour les personnes handicapées : de quoi s’agit-il ?
Le CDPH est un organe de traité des Nations Unies. Les organes de traité sont des comités dont le mandat est de veiller à la bonne application des conventions internationales relatives aux droits humains auxquels ils sont rattachés (au nombre de 9 actuellement). Pour ce faire, ils ont la possibilité d’émettre des observations générales, qui clarifient et développent les dispositions de ces traités, mais aussi, pour certains, de statuer sur des communications à la demande de particuliers, lorsque ces derniers estiment qu’un État partie a manqué à ses obligations internationales dans un cas relevant de sa juridiction. Cependant, pour qu’un organe de traité soit compétent pour statuer sur des communications individuelles, il faut que l’État partie en question ait ratifié un Protocole facultatif prévoyant cette compétence du comité. La France a ratifié la CIDPH ainsi que le Protocole facultatif s’y rapportant. Il est donc possible pour les individus relevant de la juridiction de l’État français, en vertu de l’article 1.1 du Protocole facultatif se rapportant à la CIDPH, de saisir le CDPH, dans le but de signaler d’éventuels manquements de la France vis-à-vis de ses obligations découlant de la CIDPH. De plus, ce protocole facultatif dispose à son article 4.1 que le CDPH peut être compétent pour demander à un État partie de prendre des mesures conservatoires, le temps que le Comité se prononce sur le fond, afin d’éviter que des dommages irréversibles ne surviennent. C’est en vertu de cet article que le CDPH, saisit par les parents de Vincent Lambert, a formulé à la France une demande de mesures conservatoires le temps qu’il ne se prononce.
Cependant, la valeur contraignante de la production des comités onusiens est sujette à débat : qu’il s’agisse des observations générales, des communications, ou, dans le cas présent, des demandes de mesures conservatoires, la même question ressurgit sans cesse : les États parties sont-ils tenus de respecter les décisions, observations ou conclusions adoptées par ces comités ?
Cette question était l’un des principaux enjeux autour de la demande de mesures conservatoires formulée par le CDPH. Selon l’avocat du neveu de Vincent Lambert, toute la question de l’affaire portée devant la Cour d’appel française était justement de savoir si cette demande prévalait ou non sur la loi française.
Le poids des mots en droit international
Pierre-Marie Dupuy le soulignait déjà en 2014 dans l’ouvrage « Droit international humanitaire : Un régime spécial de droit international ? » : le choix des mots a son importance en droit international. Il est cependant souvent négligé par les auteurs. Ceci est d’autant plus vrai dans le cadre de la valeur juridique de la production des comités onusiens. Ainsi, qualifier les observations générales de doctrine, c’est leur retirer toute valeur juridique. Il s’agit par ailleurs de la ligne de conduite adoptée par beaucoup d’États, à l’image du Canada et des États-Unis, qui ne s’estiment pas liés par ce que les comités peuvent déclarer[1]. D’un autre côté, qualifier les communications de ces comités de « jurisprudence », c’est leur reconnaître implicitement une sorte de force contraignante.
Par exemple, le défenseur des droits dans la rédaction de son guide sur la Convention relative aux droits des personnes handicapées, qualifie les observations générales du CDPH de simple « doctrine » (page 10), mais ses communications de « jurisprudence » (page 10). En s’en tenant à ce vocabulaire, il ne serait pas invraisemblable de penser que la France serait tenue de suivre les décisions rendues par le CDPH.
Cependant, si les productions des différents comités onusiens sont désignées par les vocables « observations » ou « communications », ce n’est pas de manière innocente. D’un point de vue étymologique, aucun de ces termes n’inspire la contrainte ou l’autorité, au contraire des termes de « traités » ou d’« arrêts ». Ainsi, la tendance traditionnelle considère que ces communications seraient de simples conseils, des directions, qui ne lieraient pas les États parties et qui n’auraient qu’une valeur déclaratoire.
Mais alors finalement, que révèle l’affaire Lambert sur la portée juridique de ces comités ?
L’arrêt de la Cour d’appel de Paris : une remise en cause de la hiérarchie entre, et au sein, des ordres juridiques internationaux et internes ?
Dans cette affaire, le gouvernement français s’est conformé à une ligne traditionnelle, selon laquelle les communications et les demandes des comités onusiens ne seraient pas contraignantes. C’est ce qu’a notamment déclaré la Ministre de la santé de l’époque, Agnès Buzyn, en estimant que, même si la France est disposée à écouter le CDPH, elle n’était « pas tenue légalement » par les décisions prises par ce Comité. Selon cette conception, il faudrait se baser sur la bonne foi, voire la « bonne volonté », des États pour espérer voir ces comités écoutés. Raisonner ainsi, c’est aussi courir le risque de voir ces comités fragilisés à partir du moment où les États décideraient de ne plus les suivre, comme le souligne Catherine Le Bris, chargée de recherche au CNRS spécialisée en droit international.
Les travaux de recension menés par Camille Lefebvre, dans le cadre du projet de recherche sur l’application extraterritoriale des droits humains en contexte d’opération militaire extérieure, ont permis de déterminer que cette ligne de conduite du gouvernement français est partagée notamment par les États-Unis, le Canada, ou encore le Royaume-Uni qui, même si ils sont disposés à s’inspirer des comités onusiens, voire à les suivre, ne s’estiment pas liés par les décisions qu’ils rendent. Pour ce qui est de la France, le Conseil d’État a rendu en 2001 un arrêt concernant le Comité des droits l’Homme (CDH) (l’organe de traité rattaché au Pacte international relatif aux droits civils et politiques), dans lequel il estime que ce Comité est un organe non juridictionnel, dont les décisions ne sont pas contraignantes.
C’est pourquoi la décision de la Cour d’appel de Paris avait de quoi surprendre. En effet, celle-ci a tranché en faveur du maintien temporaire des soins de Vincent Lambert, dans un arrêt du 20 mai 2019 dans lequel elle a estimé que la France devait suivre les communications et demandes du CDPH, indépendamment de leur caractère contraignant ou non, estimant que la CIDPH, elle, est contraignante. Selon la Cour d’appel de Paris, c’est donc le caractère contraignant de la CIDPH qui conférerait ce même caractère contraignant aux décisions rendues par le CDPH. Les réactions ont été vives et nombreuses. Nicolas Hervieu, enseignant spécialisé en droit public et droit européen des droits de la personne, a décrit une décision « spectaculaire et imprévisible », notamment du fait que les juges administratifs, à peine cinq jours plus tôt, avaient qualifié de non contraignantes les demandes formulées par le CDPH. D’un autre côté, les articles souverainistes voient en cette décision de la Cour d’appel de Paris une « bombe juridique » qui mettrait à mal la souveraineté des États. D’autres encore y voient là une façon de renforcer le droit international des droits humains, le régime juridique dans lequel s’inscrit la CIDPH et son Comité, et dont la mise en œuvre est fortement liée à sa réception par les juridictions nationales.
L’affaire Lambert a donc non seulement divisé sur le plan médical et moral, mais aussi sur le plan juridique. Des divisions sont apparentes au sein de la doctrine, entre le judiciaire et l’administratif, mais aussi, assez étonnamment, entre le régional et l’international. En effet, en tranchant en faveur du CDPH, la Cour d’appel de Paris est allée à contre-courant de la CourEDH qui avait refusé d’exiger un maintien des soins. Ce choix de la Cour d’appel de Paris est loin d’être anecdotique, car au sein de l’ordre juridique international, les arrêts de la CourEDH sont traditionnellement considérés comme contraignants – plus contraignants tout du moins que les communications ou les demandes onusiennes. En préférant mettre en avant la demande du CDPH par rapport au refus de la CourEDH, la Cour d’appel a ainsi provoqué un vrai renversement dans cette hiérarchie qui semblait s’être naturellement installée. Ceci est d’autant plus étonnant que la Cour d’appel cite le droit à la vie tel qu’exprimé à l’article 2 de la ConvEDH pour justifier sa décision de maintenir les soins, alors même que la CourEDH, juridiction garante du respect de la ConvEDH, avait estimé qu’un arrêt des soins ne porterait pas atteinte au droit à la vie tel qu’exprimé dans la ConvEDH.
Un souffle de renouveau pour les comités onusiens
Même si cet arrêt semble s’inscrire en faux vis-à-vis des autres juridictions nationales ou des gouvernements, il n’est pour autant pas isolé et pourrait, au contraire, symboliser un bouleversement dans la conception de la portée juridique des productions des comités onusiens. En effet, une première étape avait déjà été franchie le 13 septembre 2018, lorsque la plus haute instance juridictionnelle espagnole, le Tribunal Supremo, avait effectué un revirement de jurisprudence pour le moins inattendu en estimant qu’il était nécessaire de conférer un caractère contraignant aux communications des comités onusiens. D’un point de vue doctrinal, quelques mois avant le dénouement de l’affaire Lambert, le professeur Olivier Delas, la candidate au doctorat Manon Thouvenot, et l’avocate au barreau de Québec Valérie Bergeron-Boutin, avaient rédigé un article détaillé sur la portée juridique des productions du CDH, invitant, à défaut de reconnaître le caractère contraignant des décisions rendues par ce Comité, à au moins leur reconnaître une valeur déclaratoire. Comme les auteurs le détaillent dans cet article, l’État ne serait pas nécessairement tenu de suivre les décisions des comités onusiens. Cependant, du fait de cette valeur déclaratoire, il ne pourrait pas pour autant remettre en cause leur existence. De plus, l’expertise de ces Comités couplée au caractère obligatoire des normes qu’ils sont chargés de mettre en œuvre – plus encore quand il s’agit de normes de jus cogens ou de droit international coutumier - devrait inciter les États à respecter les décisions de ces organes considérés comme « quasi-judiciaires ».
Pour toutes ces raisons, la décision de la Cour de cassation française était attendue avec beaucoup d’intérêt, non seulement pour connaître du sort de Vincent Lambert, mais également pour trancher les débats entourant la portée juridique des productions des organes de traités onusiens.
Quel dénouement ?
Le 28 juin 2019, la Cour de cassation a cassé l’arrêt de la Cour d’appel de Paris, validant ainsi la décision prise par les médecins d’arrêter les soins. Cependant, bien qu’allant à l’encontre de la demande de mesures provisoires formulée par le CDPH, la Cour de cassation n’a pas estimé nécessaire de se prononcer sur la valeur juridique d’une telle demande. La Cour de cassation, qui ne se prononce que sur des moyens de droit, a statué sur un autre point, éloigné de l’ordre juridique international, qui consistait en un défaut de compétence de la Cour d’appel de Paris. La Cour de cassation a tout simplement écarté la question entourant la portée juridique de la demande du CDPH. Si la Cour de cassation a infligé « une véritable leçon de droit à la Cour d’appel de Paris sur la voie de fait », elle renvoie cependant les juristes internationaux à leurs cahiers et leurs théories concernant le caractère contraignant des décision rendues par les comités onusiens.
Le Procureur général près la Cour de cassation, François Molins, a cependant saisi l’occasion dans son avis de souligner que les recommandations du CDPH n’étaient pas des « décisions de justice », et que leur reconnaître un effet contraignant « remettrait en cause la souveraineté de l’État français ». L’avis du Procureur général ne lie toutefois pas la Cour de cassation.
Conclusion
L’absence de réponse de la part de la Cour de cassation sur la question de la portée juridique des communications et des demandes du CDPH laisse toute la question en suspens. Cependant, le fait qu’une juridiction française ait tout de même reconnu le caractère contraignant de la demande du CDPH, semble démontrer une certaine évolution quant à la considération de la place des organes de traité au sein de l’ordre juridique international. Le droit international est de plus en plus contesté au 21ème siècle, notamment par les États attachés à leur souveraineté. Ce renforcement de la portée juridique des Comités onusiens par l’intermédiaire des juridictions nationales pourrait donc symboliser un renversement de situation, et offrir potentiellement un nouveau souffle aux droits humains. Car si le régime juridique du droit international des droits humains, comme son nom l’indique, se forme à l’échelle internationale, ce sont les États, les législateurs et les juridictions nationales qui sont les principaux acteurs de sa mise en œuvre et de sa bonne application.
C’est d’ailleurs là tout le paradoxe de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris : s’il n’a peut-être pas été rendu pour des bonnes raisons - à savoir un point de vue conservateur et non conforme à la conception de la CourEDH du droit à la vie - , il a permis de renforcer le poids du droit international des droits humains. Certes, pas à travers la meilleure publicité possible. C’est d’ailleurs là tout le paradoxe de cet arrêt de la Cour d’appel de Paris, oscillant entre progressisme sur les questions de forme, et conservatisme sur les questions de fond. Il est encore trop tôt pour tirer des conclusions sur les conséquences de ce mouvement qui tend à reconsidérer la place des Comités onusiens dans l’ordre juridique international et interne, mais nul doute que les prochaines appréhensions de leurs décisions ou de leurs observations générales par des juridictions nationales seront à suivre avec le plus grand intérêt.
[1] Voir notamment : Government of Canada, Human rights committee, draft General comment No. 36 on article 6 of the International covenant on civil and political rights – Right to life, Comments by the government of Canada, 23 October 2017 ; United States government, Observations of the United States of America on the Human rights committee’s draft General comment No. 36 on Article 6 - Right to life, 6 October 2017.
L’auteur tient à remercier Camille Lefebvre pour ses recherches effectuées dans le cadre du projet de recherche portant sur l'application extraterritoriale des droits humains en contexte d'opérations militaires extérieures, financé par le CRSH, qui ont servi à la rédaction de ce billet. La publication de ce billet est en partie financée par le projet de recherche portant sur l'application extraterritoriale des droits humains en contexte d'opérations militaires extérieures et le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.