Pendant longtemps, en raison de biais (plus ou moins) inconscients, les violences sexuelles furent perçues comme étant inévitables dans le cadre d’un conflit armé, comme un type d’effet collatéral normalisé dans un contexte où des hommes tentaient d’assouvir de bas instincts (à ce propos, voir ici, par exemple [page 190]). Au fil du temps, les universitaires comme les activistes ont tenté de mettre de l’avant le fait que les violences sexuelles et basées sur le genre (VSBG) étaient des actes violents en eux-mêmes et non pas simplement des pulsions sexuelles exprimées de façon agressive.
Relativement occultés, donc, pendant les premiers procès pour crimes internationaux à la suite de la Deuxième Guerre mondiale, les crimes de nature sexuelle ont progressivement pris plus de place devant les tribunaux internationaux ad hoc qui ont traité des événements survenus au Rwanda et en ex-Yougoslavie. Notamment, l’affaire Foca devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) a marqué le droit international pénal relativement aux VSBG à plusieurs égards (voir le jugement de première instance ici et l’arrêt de la Chambre d’appel ici). En effet, il constitua la première affaire concernant exclusivement des violences sexuelles et le premier procès lors duquel des condamnations ont été prononcées pour crimes contre l’humanité sous les chefs de de viol, de torture (pour les viols commis) et de réduction en esclavage (sexuel). Cette décision, tout comme l’affaire Akayesu devant le Tribunal international spécial pour le Rwanda (TPIR), ont également fixé un élargissement des conditions permettant d’établir une absence de consentement dans le cadre d’accusations de viol. Nous y reviendrons.
En 2014, la procureure de la Cour pénale internationale (CPI) publia son Document de politique générale relatif aux crimes sexuels et à caractère sexiste, renouvelant ainsi la visibilité donnée à la question de la poursuite des VSBG en tant que crimes internationaux, c’est-à-dire comme éléments constituant des crimes contre l’humanité, un génocide et/ou des crimes de guerres. Pas plus tard qu’en avril dernier, la CPI s’est vue remettre le Malien Al Hassan Ag Abdoul Aziz Ag Mohamed Ag Mahmoud pour des accusations de crimes contre l’humanité et crimes de guerre, entre autres pour des violences sexuelles (voir le communiqué de presse de la CPI ici). Ce transfert fut accueilli favorablement par plusieurs organisations qui militaient pour que des actes de VSGB commises au Mali soit jugées devant la CPI (voir notamment ici, ici et ici). En effet, jusqu’à maintenant, les seuls actes reliés à ce conflit traités par la Cour étaient liés à des crimes de guerre de destruction de monuments historiques et de bâtiments consacrés à la religion (affaire Al-Mahdi).
Malgré ces efforts louables de la CPI relativement aux VSBG, il demeure que l’institution ne pourra jamais traiter qu’une infime partie des causes impliquant ce type de crime. Des dizaines, voire des centaines de personnes pourraient avoir commis de tels crimes, et des milliers de victimes touchées. Ces cas ne pourront pas tous être traités à La Haye : ce sont les tribunaux nationaux qui devront s’en charger. Une tendance positive semble heureusement se dessiner en ce sens, certains experts la qualifiant même de « révolution tranquille ». Cette réaction, entre autres, fait suite à la confirmation en avril dernier par la Cour suprême du Pérou que des actes de violence sexuelle commis par des militaires en 1992 pendant le conflit ayant secoué le pays constituent des crimes contre l’humanité (pour la décision, en espagnol, voir ici[1] et pour un article sur celle-ci, voir ici). Par ailleurs, la condamnation en décembre dernier de miliciens et du politicien qui les contrôlait pour crimes contre l’humanité pour le viol de plusieurs enfants en République démocratique du Congo (Sud-Kivu) fut saluée par la communauté des experts et observateurs de la justice internationale (voir par exemple ici, ici, et ici).
Or, pour qu’un nombre plus important de poursuites sur le plan national soient possibles, plusieurs défis restent à surmonter. Il va sans dire que plusieurs conditions doivent être réunies pour que ces procédures aient certaines chances de succès. Certaines sont plutôt reliées aux enquêtes et à l’accompagnement des victimes tandis que d’autres concernent le cadre juridique entourant ces poursuites. Nous ferons ici un bref tour d’horizon de ces deux catégories.
Foule se massant près du tribunal à Kavumu, dans le Sud-Kivu, RDC
©Daniele Perissi/Trial International
Source : https://bit.ly/2F6yx8k
Le besoin de cadres juridiques nationaux flexibles
Tout d’abord, un bref retour vers le Pérou. L’avocate Daniela Kravetz expose dans ce fascinant article[2] que la législation péruvienne ne reconnaît pas explicitement les violences sexuelles comme crimes internationaux. Les deux codes criminels péruviens applicables aux violations graves des droits humains commises dans le pays contiennent différents types de VSBG, mais pas comme crimes internationaux : notamment, les dispositions sur les crimes contre l’humanité ne concernent que des crimes de nature non sexuelle/sexiste. Mme Kravetz explique que, par le passé, les procureurs péruviens ont déposé des accusations en vertu de crimes « nationaux » (par exemple le viol ou la torture – commise en faisant subir des VSBG –), tout en les « caractérisant » de crimes contre l’humanité. Elle mentionne que cette caractérisation comme crimes internationaux, dans le cas péruvien du moins, permet d’éviter l’application de la prescription sur ces crimes.
Dans le cas de l’affaire mentionnée en introduction du présent billet, ce sont des crimes d’agressions sexuelles graves, « en contexte contre l’humanité » (dans la loi : « en el contexto de lesa humanidad », les «crimes contre l’humanité » en espagnol se traduisant par « crimenes de lesa humanidad ») qui ont été reconnus par la Cour suprême péruvienne (voir le dispositif de l’arrêt [page 37]). Pour les faire reconnaître en tant que formes de torture et crimes contre l’humanité, la Cour s’est basée sur les définitions du Statut de Rome ainsi que sur des décisions (sans les nommer) de la Cour interaméricaine des droits de l’homme et des tribunaux pénaux internationaux (voir les pages 18 et 19 de l’arrêt). Malgré cet heureux dénouement, certains soulignent que, néanmoins, les crimes contre l’humanité ne sont toujours pas inclus dans le droit péruvien.
Intégrer des définitions d’actes de violence sexuelles conformes à la jurisprudence internationale
Habituellement, les lois nationales peuvent permettre la poursuite d’actes de VSBG soit par le biais de leur définition nationale « générale » dans les codes criminels nationaux, soit par le biais de lois criminalisant ces crimes spécifiquement en tant que crimes internationaux. Dans le premier cas, malgré le bon vouloir des intervenants et procureurs, les définitions des crimes, qui datent parfois d’une autre ère, peuvent constituer des obstacles importants à la poursuite des actes de VSBG. Par exemple, le code criminel ukrainien ne correspond pas aux standards internationaux car il contient une définition du viol très étroite, en tant que relation sexuelle à l’encontre de la volonté de la victime et se produisant entre deux personnes de sexe opposé. Cette définition, qui exclut les victimes de sexe masculin, pose également problème en Ouganda, par exemple, mais aussi dans une multitude d’autres contextes[3]. Cependant, comme l’explique Kim Thuy Seelinger, la définition de viol dans les législations ayant directement incorporé celle du Statut de Rome ne comporte pas ce problème car cette dernière est neutre sur le plan du genre (voir l’article 7(1)(g) du Statut).
Un type de problème similaire a été soulevé en Bosnie-Herzégovine relativement aux VSBG commises pendant le conflit ayant affecté ce pays des Balkans. L’Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe a analysé les procès pour ce type d’actes tenus entre 2005 et 2013 et a dans son rapport recommandé au ministère de la Justice et au Parlement de modifier des articles du code criminel bosnien relativement à la notion de consentement pour VSBG comme crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Ces modifications permettraient de s’assurer que « all instances of conflict-related rape and other forms of sexual violence are recognized as such and appropriately charged and adjudicated ». En effet, comme beaucoup le savent, la notion (juridique) d’absence de consentement est cruciale lorsqu’on parle de VSBG. Nous nous y penchons brièvement.
Contextualiser les actes de violence sexuelle
Parmi les épisodes les plus notables de l’évolution jurisprudentielle internationale relative aux VSBG, l’affaire Foca, mentionnée précédemment, ainsi que l’affaire Akayesu, retiennent notre attention. Selon les conclusions de ces affaires, l’absence de consentement de la part d’une victime peut être établi en prenant en compte les conditions coercitives que constituent les conflits armés et certaines situations y étant reliées, par exemple la détention (voir le jugement en première instance [paragraphes 438 et suivants] et le jugement en appel [paragraphes 129 et suivant] de l’affaire Foca et le jugement dans l’affaire Akayesu [paragraphe 688[4]]). En effet, l’absence de consentement peut exister même sans l’emploi de la force ou la menace d’emploi de la force. L'existence de circonstances coercitives « under which meaningful consent is not possible » peut donc servir à prouver, hors de tout doute raisonnable, qu’il y avait absence de consentement[5]. À ce sujet, voir l’important International Protocol on the Documentation and Investigation of Sexual Violence in Conflict [page 59] [« le Protocole international sur la documentation »] et ce document de l’organisation TRIAL [pages 38 et suivantes].
L’enjeu du consentement par le biais de tels environnements coercitifs s’inscrit dans la veine de ce que des experts énoncent [page 201] comme l’importance de « contextualiser » les actes de VSBG[6]. Cette contextualisation est un processus essentiel dans l’analyse et la conduite des enquêtes et poursuites pour violences sexuelles comme crimes internationaux. Afin que l’évolution jurisprudentielle déclenchée puisse continuer son évolution hors des tribunaux internationaux/hybrides, les lois nationales devraient intégrer cet élargissement d’éléments à considérer pour déterminer une absence de consentement. L’organisation TRIAL souligne le progrès fait du côté bosnien, mais recommande tout de même aux procureurs nationaux, lors de la poursuite d’actes de VSBG, de « submit extensive evidence on coercive circumstances and, correspondingly, judges should provide detailed explanations of said circumstances in verdicts » et de « when possible, charge sexual violence as a crime other than rape, such as torture, sexual slavery, or genocide. This type of broader characterisation links sexual violence to the wartime context, highlighting the brutality of the offence […] » [page 48].
Outre son importance technique sur le plan juridique, la contextualisation des VSBG en temps de conflit est un outil important afin d’encourager les victimes à porter plainte et à faciliter la participation des victimes aux procédures, un autre enjeu incontournable. Valerie Oosterveld note ici [p. 191] que la contextualisation des VSBG permettrait de faire diminuer les stigmates envers les victimes, un élément bien connu qui constitue encore un obstacle majeur aux poursuites (voir ce document [page 19], celui-ci [page 27], celui-ci [page 547], celui-ci [page 52], et finalement celui-ci [page 4]). Or, lorsque des condamnations sont effectivement obtenues pour violences sexuelles en tant que crimes internationaux (ou même en tant que crimes domestiques), elles peuvent permettre de démontrer aux victimes et à leurs entourages que ces crimes étaient sérieux, graves et qu’ils valaient la peine qu’on les dénonce car ultimement, ceux les ayant commis répondent de leurs actes (voir à ce sujet cet article de Doris Buss[7]).
Au-delà des lois
Plusieurs victimes de VSBG ne chercheront pas à dénoncer ou à obtenir justice simplement car elles ne sont pas émotionnellement ou psychologiquement en mesure de le faire (voir ici [page 52] et ici [page 547])[8]. Par ailleurs, il va sans dire que, pendant le déroulement d’un conflit armé, l’absence d’intervenants ou d’autorités vers qui se tourner pour rapporter un crime est un obstacle important au déclenchement de poursuites. Les structures sociales et gouvernementales étant souvent non fonctionnelles lors d’un conflit, les victimes, même si elles le désiraient, ne pourraient s’adresser à celles-ci. Cette problématique est d’autant plus exacerbée lorsque ce sont des membres forces de l’ordre ou des forces armées qui ont commis les crimes (voir ici [p. 547]). Le contexte d’insécurité et un élément aussi « banal » que des dérangements dans les transports publics (ainsi que les craintes d’ostracisation ou autres obstacles susmentionnés) peuvent empêcher les victimes de se rendre jusqu’aux postes de police ou dans les hôpitaux. Cela peut poser un important problème sur le plan de la preuve car si une victime ne réussit à se rendre à l’hôpital que plusieurs jours après une agression, la preuve physique du crime aura souvent disparu (voir ici [p. 547)]. Ce fut notamment le cas en l’Ukraine :
In rape cases, Ukrainian prosecutors require biological and forensic evidence, which is hard to procure in conflict situations. Tests must be conducted within 72 hours of the assault — a tiny window of opportunity for people in Ukraine’s war zone, where there is extremely limited access to forensic laboratories or reliable law enforcement. This means that it is often impossible to meet a court’s requirements to prove a rape took place.
(Pour un aperçu complet des autres problèmes affectant la poursuite pour VSBG commises pendant le conflit ukrainien, voir cet excellent article sur la question).
Par ailleurs, ce rapport [page 9] note la présence de nombreux autres types obstacles en République démocratique du Congo (mais qui se retrouvent, comme nous nous en doutons, dans plusieurs autres contextes) : absence de certificats médicaux, audiences de tribunaux mobiles paralysées faute de financement, absence de transport vers les tribunaux, impossibilité d’assurer l’anonymat des victimes, manque de confiance dans le système judiciaire, etc. Pour répondre à ce type de défis, le Protocole international sur la documentation, tout comme d’autres experts (voir par exemple ici [page 8] et ici), proposent plusieurs pistes afin de mettre en place les conditions propices à la poursuite des VSBG comme crimes internationaux, comme par exemple assurer la présence d’enquêteurs bien formés, idéalement de sexe féminin si les victimes le sont; la mise sur pied d’espaces confidentiels et de refuges; et l’emploi d’enquêteurs locaux, car certains notent que les victimes osent encore moins se confier à des enquêteurs et procureurs étrangers (voir également ici les suppléments au Protocole publiés par l’organisation REDRESS pour l’Irak, le Myanmar et le Sri Lanka).
Le mot de la fin, et le mot de l’avenir : collaboration
Il va sans dire que les organisations œuvrant dans le milieu de la justice internationale, dont plusieurs ont été citées ici, continueront leur travail acharné afin que justice soit faite pour les actes de VSBG qui constituent des crimes contre l’humanité, crimes de guerre ou des actes de génocide. Leur travail de plaidoyer et de formation constitue un vecteur incontournable dans la lutte contre l’impunité pour ces crimes qui tardèrent à prendre un sens sur l’échiquier de la justice internationale pénale. Leur collaboration avec les autorités nationales chargées des poursuites est tout autant essentielle. Il convient à cet effet de souligner la tenue en mars dernier d’une importante rencontre à Ottawa qui visait à trouver des pistes pour améliorer la collaboration entre ces autorités nationales et les organisations non-gouvernementales sur la question des poursuites pour crimes internationaux. Un autre pas dans la bonne direction qui, nous l’espérons, gardera les VSBG sur le radar de la justice internationale comme des éléments des pires crimes que l’humanité ait connus.
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Les réflexions contenues dans ce billet n’appartiennent qu’à leur(s) auteur(s) et ne peuvent entraîner ni la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale pénale et les droits fondamentaux, de la Faculté de droit de l’Université Laval, de l’Université Laval ou de leur personnel respectif, ni des personnes qui ont révisé et édité ces billets, qui ne constituent pas des avis ou conseils juridiques.
[1] Cliquer sur "Ver Ejecutoria".
[2] Article dans lequel elle analyse également les poursuites au Guatemala et en Colombie, ainsi que les problématiques liées au principe de légalité.
[3] Je vous invite à lire le très intéressant billet d’Andrea Raab et Siobhan Hobbs qui font une excellente analyse des possibilités de poursuites devant la CPI pour les violences sexuelles commises contre les Rohingya tout en expliquant les défis posés par le cadre juridique national étroit au Myanmar.
[4] Le tribunal explique que « […] la coercition ne doit pas nécessairement se manifester par une démonstration de force physique. Les menaces, l’intimidation, le chantage et d’autres formes de violence qui exploitent la peur ou le désarroi peuvent caractériser la coercition, laquelle peut être inhérente à certaines circonstances, par exemple un conflit armé ou la présence militaire d’Interahamwe parmi les réfugiées Tutsies au bureau communal ».
[5] Fannie Lafontaine. « Poursuivre le génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre au Canada: Une analyse des éléments des crimes à la lumière de l’affaire Munyaneza » (2009) 47 ACDI 261 aux pp 285-286, citant Le Procureur c. Sylvestre Gacumbitsi, ICTR-2001-64 -A, Jugement (7 juillet 2006), au para. 155 (TPIR, Ch. d'app.).
[6] Voir aussi Fannie Lafontaine, Prosecuting Genocide, Crimes Against Humanity and War Crimes in Canadian Courts, Toronto, Carswell, 2012 à la p 140.
[7] Elle explique à la p 191 que « […] there is an important expressive function inherent in the prosecution of sexual violence crimes. The prosecution of sexual violence crimes serves to express to the international community generally that these acts are illegal and those who committed them are to be held accountable and condemned. » À cet effet, Ooserveld cite Doris Buss qui décrit ce phénomène comme des « social meaning communicated and interpreted through legal processes » [page 191, n 8].
[8] Il convient de noter que bien que des traumatismes affectent les personnes ayant vécu un conflit armé, des chercheurs ont confirmé que des traumatismes spécifiques sont vécus par les personnes ayant été victimes de violences sexuelles en temps de conflit : Philipp Kuwert et al. « Long-Term Effects of Conflict-Related Sexual Violence Compared with Non-Sexual War Trauma in Female World War II Survivors: A Matched Pairs Study » (2014) 43:6 Archives of Sexual Behavior 1059.