Symposium de Quid Justitiae à l’occasion de la 17e Assemblée des États Parties [ASP17/AÉP17 (2018)]
Cette année encore, Quid Justitiae s’associe au Partenariat canadien pour la justice internationale à l’occasion de l’Assemblée des États Parties (AÉP) à la Cour pénale internationale, dont la 17e édition se déroule à La Haye, aux Pays-Bas, du 5 au 12 décembre 2018. Pendant cet événement, des représentant. e. s des États ayant ratifié le Statut de Rome ou y ayant accédé se rassemblent pour prendre des décisions cruciales concernant la Cour. De multiples événements parallèles sont aussi organisés par des organisations de la société civile pour stimuler les discussions et trouver des solutions aux problèmes qui entravent la réalisation du projet envisagé lors de l’adoption du Statut de Rome. Dans ce contexte, Quid Justitiae diffuse les billets écrits par les étudiant. e. s du Partenariat qui participent à l’AÉP. Ces billets résument, vulgarisent et analysent les événements qui surviennent à l’AÉP.
La septième contribution à ce symposium est offerte par Moussa Bienvenu Haba et concerne la place des États dans le système complémentaire de lutte contre l’impunité des violations graves des droits humains. Le rôle des victimes dans cette lutte est également mis en exergue.
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La justice ghanéenne, une solution idoine pour les victimes de Yahya Jammeh
- Introduction
La complémentarité est un des sujets les plus abordés tant dans les sessions plénières que dans les évènements connexes à l’occasion de la 17e Assemblée des États parties (AÉP) de la Cour pénale internationale (CPI) qui se tient actuellement à La Haye. Au cœur du système de justice internationale pénale mis en place il y a 20 ans par les promoteurs de la CPI, ce principe prévoit que cette première juridiction internationale pénale permanente n’intervient qu’en dernier recours et que les États compétents ont la primauté de juridiction (articles 1er et 17 du Statut de Rome de la CPI). Il s’explique par le fait que la CPI ne peut poursuivre tous les auteurs même si elle aspire à mettre fin à l’impunité des violations graves des droits humains et du droit international humanitaire (DIH). Les États ont donc un rôle prépondérant à jouer dans la lutte contre l’impunité.
Dans ce contexte, la 17e AÉP a été l’occasion de présenter des initiatives visant à rendre justice pour les crimes commis en Gambie pendant le régime de l’ancien président Yahya Jammeh (6 et 7 décembre). Le présent billet, qui complète mes propos introductifs sur le sujet, vise à analyser l’une d’elle qui consiste à traduire l’ancien président gambien devant les tribunaux ghanéens. Mais avant, il est judicieux de présenter le contexte des crimes imputables à Jammeh.
- La Gambie de 1994 à 2017 : Yahya Jammeh et son régime d’oppression
Le 21 janvier 2017, l’ex-président gambien Yahya Jammeh s’envolait pour la Guinée équatoriale au terme de plus de 22 ans de pouvoir sans partage sur ce petit pays d’Afrique de l’Ouest. Ce départ mettait fin à une crise politique née du refus de Jammeh de céder le pouvoir à son adversaire élu (Adama Barrow) lors des élections présidentielles de décembre 2016 (ici). Les négociations menées par la communauté économique des États de l’Afrique l’Ouest (CEDEAO) et l’entrée sur le territoire gambien des troupes ouest-africaines avec pour mission de faire respecter par la force le verdict des urnes avaient persuadé Jammeh de quitter le pouvoir (ici).
Le régime Jammeh a été marqué par des violations graves de droits humains. En effet, des arrestations et détentions arbitraires, des actes de torture, des exécutions extrajudiciaires, des disparitions forcées ont émaillé en toute impunité les deux décennies de pouvoir de Yahya Jammeh (ici, ici et ici). Cette répression était principalement menée par les forces de sécurité traditionnelle (police), mais aussi par des services spécifiques, comme la National Intelligence Agency (NIA) et le groupe de paramilitaire entièrement dévoué à Jammeh dénommé les « Junglers » (idem).
Depuis le départ de Jammeh du pouvoir, une nouvelle ère semble s’ouvrir pour les victimes en quête de justice. Toutefois, à court terme, cet espoir n’est incarné véritablement que par les tribunaux ghanéens.
- La justice ghanéenne, la solution à court terme
Le nouveau régime gambien a mis en place plusieurs mesures de justice transitionnelle (ici), dont la plus importante est la Commission vérité, réconciliation et réparations (ici et ici). Aussi, certains auteurs des crimes commis sous Jammeh sont en détention (ici) ou en phase de jugement (ici). Cependant, il parait peu probable à court terme de voir Jammeh être extradé et jugé en Gambie. En fait, il est largement reconnu que, pour des raisons institutionnelles et de sécurité, la Gambie n’est pas prête à juger dans un futur proche son ancien président (ici, ici et ici).
Face à ce constat, la justice ghanéenne apparait comme la solution idoine pour mettre fin à l’exil doré de Yahya Jammeh en Guinée équatoriale. Mais qu’est-ce qui relie Jammeh au Ghana ?
Le massacre des migrants ouest-africains en 2005
En juillet 2005, une cinquantaine de migrants ouest-africains, dont 44 Ghanéens tentant de rejoindre l’Europe, sont contraints d’accoster en Gambie. Ils sont arrêtés par la police qui les soupçonne d’être des mercenaires venus renverser le président Jammeh (ici). Ils disparaissent dans des circonstances troubles. Le seul survivant du groupe, Martin Kyere, un ressortissant ghanéen, racontera que ses camarades d’infortune et lui ont été torturés et que le reste du groupe a été tué de façon atroce par des membres des forces de sécurité gambiennes (idem, ici et ici). Jusqu’à aujourd’hui, le sort de plusieurs de ces Ghanéens demeure inconnu.
L’incident a créé une crise entre le Ghana et la Gambie. En 2008, à la suite d’une médiation de la CEDEAO et de l’ONU, les deux pays ont accepté la mise en place d’une commission d’enquête sous l’égide des deux organisations pour faire la lumière sur le sort des migrants ouest-africains (ici, pages 14-15). Le rapport de cette Commission, qui n’a jamais été rendu public, conclut en 2009 à des meurtres et disparitions forcées imputables à des éléments incontrôlés des forces de sécurité gambiennes agissant pour leur propre compte (idem).
À la suite de ce rapport, la Gambie et le Ghana ont signé en juillet 2009 un mémorandum pour mettre fin pacifiquement et définitivement à la crise. La Gambie s’y est engagée à procéder à l’exhumation et au rapatriement des corps des Ghanéens, à compenser les familles des victimes et à traduire en justice les auteurs de ces crimes. Elle versera 500 000 dollars américains au Ghana et rapatriera 6 dépouilles présumées des Ghanéens tués. L’incident a ainsi été clos sans véritable suite judiciaire.
Le départ de Jammeh du pouvoir a relancé l’espoir de justice pour le massacre de juillet 2005. En effet, une récente enquête conjointe menée par les ONG Trial et Human Rights Watch (HRW) a conclu que l’exécution des migrants ouest-africains avait été ordonnée par les plus hauts dirigeants de l’État gambien et n’était pas le fait d’éléments incontrôlés, mais bien des fameux « Junglers » (ici et ici). Les responsabilités de Jammeh, d’Ousman Sonko (alors directeur national de la police) et de Tumbul Tamba (alors chef des Junglers) ont été mises en cause (idem). Ces nouveaux éléments ont ravivé la campagne pour traduire Jammeh en justice au Ghana (Jammeh2JusticeGhana) (ici et ici).
Le Ghana : un nouveau Sénégal pour les victimes africaines de violations graves de droits humains ?
Le parallèle entre les poursuites contre l’ancien président tchadien Hissène Habré et les efforts visant à traduire Jammeh en justice au Ghana semble à vue d’œil évident. Comme dans l’affaire Habré, les victimes constituent le moteur de cette quête de justice contre Jammeh et reçoivent le soutien de Human Rights Watch et de son conseiller juridique mondialement connu, Reed Brody (ici et ici), qui a été au cœur de la traduction de Habré en justice au Sénégal (ici). Toutefois, les similarités s’arrêtent là.
En effet, jusqu’ici, le mécanisme envisagé est de juger Jammeh au sein des tribunaux ghanéens sur la base potentielle de l’article 56 (4) (n) de la Courts Act, 1993 (Act 459), et non par un tribunal hybride comme pour Habré. Cette disposition permet aux tribunaux ghanéens de connaitre des crimes dont la répression est requise ou permise par une convention internationale signée par le Ghana, peu importe le lieu de commission et la nationalité de l’auteur. Ainsi, les tribunaux ghanéens seraient compétents pour connaitre des actes de torture ou de disparition forcée commis en Gambie et imputables à Jammeh, décrits ci-haut.
En effet, d’une part, le Ghana a ratifié la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Convention contre la torture) le 7 septembre 2000. Cette convention permet l’exercice de la compétence juridictionnelle des États parties sur le fondement de la nationalité passive (article 5 (1) (c) de la Convention contre la torture), mais aussi sur tout autre fondement conforme aux lois nationales (article 5 (3)). Cela signifie que le Ghana peut au moins exercer des poursuites contre Jammeh pour les actes de torture commis sur les 44 migrants ghanéens. Qui plus est, la Constitution ghanéenne interdit formellement la torture (article 15).
D’autre part, le Ghana a signé la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées le 6 février 2007. Cette autre convention permet également l’exercice de la compétence nationale passive des États parties ainsi que toute autre compétence conforme à la législation nationale (article 9). Plus encore, en 2012, il y a eu un amendement à la Criminal Offences Act (Act 849) pour inclure le crime de disparition forcée dans la législation pénale ghanéenne (article 95A). Ces dispositions pertinentes s’appliquent au moins aux disparitions forcées commises contre les migrants ghanéens en 2005 en Gambie. Le crime de disparition forcée étant un crime continu, il couvre la disparition des migrants ghanéens dont le sort n’a pas encore été élucidé. Ainsi, le problème de l’application rétroactive du Code pénal ghanéen tel qu’amendé en 2012 ne se pose pas ici.
Cette mise en relief du cadre juridique permettant le jugement de Jammeh au Ghana montre clairement que l’ancien président ne pourrait être poursuivi en réalité que pour des crimes précis, commis dans l’unique incident de 2005. Ainsi, à la différence des Chambres africaines extraordinaires au Sénégal (articles 3 et 4), les tribunaux ghanéens ne pourraient pas connaitre de la grande majorité des crimes commis sous le régime de Jammeh en Gambie.
Pour pallier cette restriction, les autorités ghanéennes pourraient recourir à la compétence universelle[1]. En effet, les atteintes graves à la vie, à l’intégrité physique et à la liberté commises sous le régime de Jammeh peuvent constituer des crimes contre l’humanité (cf. article 7 du statut de Rome de la CPI). En fait, ces comportements auraient visé principalement des civils et auraient été commis selon une méthodologie caractéristique d’attaques systématiques et/ou généralisées (ici). D’ailleurs, les poursuites en Suisse contre Ousman Sonko (ancien directeur de police et ancien ministre de l’Intérieur sous Jammeh) reposent sur des accusations de crimes contre l’humanité (ici). Cependant, la mise en œuvre de la compétence universelle requiert l’adoption préalable d’une loi établissant à cet effet la compétence des tribunaux ghanéens. Malheureusement, une telle loi n’existe pas encore au Ghana (ici et ici).
La problématique de l’extradition de Yahya Jammeh de la Guinée équatoriale
Dans l’optique d’un jugement éventuel de Jammeh au Ghana, la principale question demeure celle de son extradition.
En effet, alors que la médiation de la CEDEAO précisait qu’aucune immunité contre les poursuites n’a été promise à Jammeh en échange de son départ du pouvoir (ici), la réaction du président équato-guinéen semble insinuer le contraire. Ce dernier a soutenu publiquement qu’il protégerait Jammeh contre des poursuites pénales, et cela, en accord avec la position de l’Union Africaine (UA) (ici). Cette affirmation faisait suite à la visite en Guinée équatoriale du président Alpha Condé, alors président en exercice de l’UA (idem), celui-là même qui avait conduit la médiation de la CEDEAO ayant abouti au départ de Jammeh. Pour assombrir davantage le tableau, il importe de préciser qu’il n’existe pas de traité d’extradition entre le Ghana et la Guinée équatoriale[2].
Toutefois, l’intransigeance du président équato-guinéen a toutefois des limites sur le plan juridique. En fait, l’État équato-guinéen est tenu en vertu de la Convention contre la torture (ratifiée en 2002) de juger Jammeh (soupçonné de torture) ou de l’extrader dans un pays qui veut le juger (article 5 (2) de la Convention contre la torture). Donc, advenant une demande d’extradition de Jammeh de la part du Ghana couvrant, au moins, les actes de torture commis contre ses 44 ressortissants en 2005, la Guinée équatoriale devra impérativement juger le suspect ou répondre favorablement à la demande (voir l’arrêt de la CIJ Belgique c. Sénégal).
Par ailleurs, sur le plan pratique, l’inflexion de la position équato-guinéenne actuelle dépendra de la pression de la communauté internationale. L’exemple de l’arrestation et du transfert au tribunal spécial pour la Sierra Leone de l’ex-président libérien Charles Taylor (alors exilé au Nigeria) à la suite des pressions américaines est illustratif de cette réalité (ici). À défaut, l’espoir reposerait sur un changement prochain à la tête de l’État équato-guinéen, qui pourrait produire un impact similaire à celui qu’avait généré l’élection au Sénégal de Macky Sall (en remplacement d’Abdoulaye Wade) sur la traduction en justice de Habré.
- Conclusion
Il ressort de ce qui précède que l’initiative visant à traduire Jammeh en justice au Ghana, portée par l’espoir de justice des victimes, reste confrontée à des obstacles qu’il faudra surmonter. La volonté politique des États sera cruciale pour donner effet à la quête de justice des victimes. Tout d’abord, les autorités ghanéennes doivent avoir la volonté de braver les limites juridiques, politiques et financières pour mener des procédures contre Jammeh. Ensuite, le gouvernement gambien devra coopérer avec le Ghana pour que la poursuite contre Jammeh soit effective. Enfin, il serait important que d’autres États aient la volonté politique de participer à la lutte contre l’impunité des crimes graves commis sous le régime de l’ancien président gambien, en particulier les États qui ont perdu leurs ressortissants dans l’incident de juillet 2005. Il s’agit du Nigeria, du Sénégal, de la Côte d’Ivoire et du Togo (ici). La synergie d’action résultant de la coopération entre ces États pourrait influer sur la protection dont bénéficie Yahya Jammeh actuellement.
La « traque » de Jammeh ne fait que commencer, mais les victimes sont résolues à obtenir justice, à l’image de Martin Kyere, seul survivant du massacre de juillet 2005, qui a témoigné pendant une conférence connexe de l’AÉP à laquelle j’ai assisté (7 décembre, et ici). Pour lui, la traduction de Jammeh en justice n’est pas une option, mais une mission reçue de ses compagnons d’infortune, qui lui ont dit en guise de dernières paroles d’aller raconter au monde ce qui leur est arrivé[3].
La publication de ce billet et la participation d'Habba à la 17e Assemblée des États Parties à la Cour pénale internationale sont financées par le Partenariat canadien pour la justice internationale et le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
[1]La compétence universelle est une compétence de prescrire qui permet à un État de connaitre des infractions en l’absence des liens classiques de rattachement de celles-ci à cet État ; autrement dit, des situations dans lesquelles des crimes sont commis à l’étranger, par des étrangers et contre des victimes étrangères. Voir Roger O’Keefe, « Universal Jurisdiction : Clarifying the Basic concept » (2004) 2 Journal of International Criminal Justice 735 aux pp. 745-746.
[2] William Nyarko dans « Complémentarité en action : Traduire Yahya Jammeh en justice au Ghana », conférence organisée en marge de la 17e Assemblée des États parties de la CPI, La Haye, 7 décembre 2018.
[3]Martin Kyere, dans « Complémentarité en action : Traduire Yahya Jammeh en justice au Ghana », conférence organisée en marge de la 17e Assemblée des États parties de la CPI, La Haye, 7 décembre 2018