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Commentaire de l'arrêt d'acquittement de deux anciens ministres rwandais

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Johann Soufi

CONSULTER LE PROFIL
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15 February 2013

Notes[1].

A.   Introduction

Le 4 février 2013, la majorité des juges de la Chambre d’appel du Tribunal pénal international pour le Rwanda (« TPIR ») acquittait Justin Mugenzi et Prosper Mugiraneza, ministres du Gouvernement intérimaire rwandais pendant le génocide de 1994[2].

Réagissant immédiatement à son acquittement, l’ancien ministre du commerce, Mugenzi, affirmait que « personne ne dira plus que le gouvernement a planifié le génocide »[3]. Martin Ngoga, Procureur général du Rwanda, déplorait « une décision extrêmement décevante de la part de la chambre d’appel du TPIR »[4], tandis que Jean-Pierre Dusingezemungu, président de l’association de rescapés du génocide Ibuka, y voyait « un refus de montrer que le génocide a été préparé »[5].

Au delà des vives réactions que suscite une telle décision, cet arrêt n’est pourtant qu’une application de la jurisprudence développée par les tribunaux pénaux internationaux lorsqu’il s’agit d’établir l’intention génocidaire par preuve circonstancielle. L’arrêt illustre cependant la difficulté de prouver la responsabilité pénale des dirigeants politiques pour les crimes de masse comme le génocide commis au Rwanda en 1994.

B.   Le Jugement rendu par la Chambre de première instance

Le 30 septembre 2011, les juges de première instance condamnaient Justin Mugenzi, ministre du Commerce et de l’Industrie, et Prosper Mugiraneza, ministre de la Fonction publique, dans le Gouvernement intérimaire rwandais pendant le génocide de 1994, à 30 ans de réclusion criminelle pour « entente en vue de commettre le génocide » et « incitation directe et publique à commettre le génocide »[6]. Leurs deux co-accusés, Casimir Bizimungu, ministre de la Santé et Jérôme Bicamumpaka, ministre des Affaires étrangères, étaient quant à eux acquittés[7].

Dans les faits, Mugenzi et Mugiraneza étaient condamnés pour leur participation au Conseil des ministres du 17 avril 1994, au cours duquel la décision fut prise de révoquer le préfet de Butare, Jean-Baptiste Habyalimana, un Tutsi, qui avait jusqu’alors limité l’essor des massacres dans sa préfecture et qui était perçu de ce fait comme un obstacle à la politique génocidaire du gouvernement intérimaire[8].

Les deux ministres étaient également condamnés pour leur participation, 48 heures plus tard, à la cérémonie d’investiture du nouveau préfet de Butare, Sylvain Nsabimana, cérémonie au cours de laquelle le président par intérim, Théodore Sindikubwabo, prononçait un discours qualifié d’incendiaire par la  Chambre de première instance[9]. Pour la Chambre de première instance, Mugenzi, Mugiraneza et le Président Sindikubwabo appartenaient à une entreprise criminelle commune dont le but était de tuer les Tutsis de la préfecture de Butare[10]. Ce mode de responsabilité permet d’imputer un crime commis par un membre de l’entreprise criminelle commune (en l’espèce le crime d’incitation directe et publique) aux autres membres s’il est prouvé que ceux-ci ont contribués au crime de manière significative (actus reus) et qu’ils partageaient le but commun de l’entreprise criminelle commune (mens rea)[11]. En limogeant le préfet Habyalimana et en créant ainsi toutes les conditions nécessaires à la tenue de la cérémonie d’investiture du nouveau préfet, Mugenzi et Mugiraneza avaient, selon la Chambre, contribué de manière significative à inciter à tuer les Tutsis de la préfecture de Butare (actus reus). Les juges de première instance considéraient également que la participation de Mugenzi et Mugiraneza à ces deux évènements aux conséquences tragiques ne pouvait s’expliquer autrement que par l’adhésion des deux ministres à la politique génocidaire du Gouvernement intérimaire (mens rea).

L’intention génocidaire déduite d’éléments de preuve circonstancielle

Les juges de première instance disposaient de peu d’éléments de preuve directe concernant la décision de révoquer le préfet de Butare le 17 avril 1994, si ce n’est le témoignage des accusés eux-mêmes ainsi que celui de deux autres anciens ministres[12]. De même, l’accusation ne disposait d’aucun élément précis permettant à la Chambre d’établir que les ministres avaient été tenus informés du contenu du discours que le Président Sindikubwabo allait tenir lors de la cérémonie d’investiture du 19 avril 1994[13]. Dans ces conditions, les juges de première instance ne pouvaient, pour se prononcer sur la responsabilité des ministres, se baser que sur les circonstances entourant ces deux réunions[14].

En matière de preuve circonstancielle (c'est-à-dire de la preuve qui peut permettre à un juge de déduire la véracité d’un fait à partir d’autres faits qui, pris isolément, n'ont aucune portée directe sur le litige mais dont l'ensemble amène l'esprit logique à conclure, hors de tout doute  raisonnable, à la culpabilité de l'accusé)[15], le standard légal est très élevé. Ainsi, pour que l’intention génocidaire soit établie, il faut que la conclusion que l’accusé soit animé d’une intention génocidaire soit la seule déduction raisonnable qui s’impose au vu de l’ensemble des éléments de preuve[16]. Si une autre déduction autorisant à penser que le fait visé a pu ne pas exister peut être raisonnablement tirée des éléments de preuve, la culpabilité de l’accusé au-delà de tout doute raisonnable ne peut être prononcée[17].

Pour condamner les deux ministres, la Chambre de première instance devait dès lors s’assurer que la seule conclusion raisonnable pouvant être tirée de l’intégralité de la preuve était que Mugenzi et Mugiraneza étaient animés d’une intention génocidaire lorsqu’ils avaient participé au Conseil des ministres du 17 avril 1994 et qu’ils avaient l’intention d’inciter au massacre des Tutsis en participant à la cérémonie du 19 avril 1994.

Pour ce faire, la Chambre de première instance devait écarter plusieurs explications alternatives à la destitution du préfet Habyalimana, notamment le fait que son limogeage fût le résultat d’un accord antérieur conclu entre deux partis politiques, le Parti social démocrate (« PSD ») et le Parti libéral (« PL »), visant à s’échanger le contrôle des préfectures de Kibungo et Butare; que le préfet ne s’était pas présenté, le 11 avril 1994, à une réunion sur la sécurité à laquelle participaient tous les autres préfets sans excuser son absence; et que des soupçons de collusion avec le FPR pesaient sur lui[18]. Dans l’esprit des juges de première instance, ces explications n’étaient pas suffisamment convaincantes et ne remettaient pas, en tout état de cause, la théorie du Procureur selon laquelle Mugenzi et Mugiraneza avaient participé à la destitution du préfet avec l’objectif de déclencher les massacres à grande échelle dans la préfecture de Butare. Cette conclusion était renforcée par leur participation, deux jours plus tard, à la cérémonie d’investiture du nouveau préfet.

Concernant la cérémonie d’investiture du nouveau préfet le 19 avril 1994, les juges de première instance n’étaient pas convaincus par les arguments de la Défense selon lesquels Mugenzi et Mugiraneza ignoraient tout du contenu du discours du président Sindikubwabo et n’avaient participé à cette réunion que pour des raisons protocolaires. La  Chambre considérait plutôt que, même sans connaître précisément le contenu du discours, les ministres, qui avaient participé au Conseil des ministres deux jours auparavant, savaient que l’appel du Président viserait à déclencher le massacre de Tutsis dans la préfecture de Butare[19]. Dès lors, en participant à cette cérémonie d’investiture, les deux ministres s’étaient associés à la volonté du Président Sindikubwabo d’inciter au génocide[20].

Pour faire simple, la Chambre de première instance ne croyait pas aux coïncidences : ces deux événements, pris dans leur ensemble, démontraient clairement que le gouvernement intérimaire en général, et les deux accusés en particulier, avaient l’intention claire, du moins à partir du 17 avril 1994, de mener une politique génocidaire. La participation des accusés à ces deux réunions successives aux conséquences tragiques (le déclenchement des massacres dans la préfecture de Butare) ne pouvait s’expliquer autrement que par l’adhésion des deux ministres à la politique génocidaire du Gouvernement intérimaire.

C.   L’Arrêt rendu par la Chambre d’appel

L’arrêt infirmant la condamnation des deux ministres est d’une concision remarquable.

La Chambre d’appel déclare ne pas être convaincue que les considérations identifiées par la  Chambre de première instance excluaient toute possibilité raisonnable que Mugenzi et Mugiraneza aient accepté de limoger M. Habyalimana pour des raisons politiques ou administratives plutôt que dans le but de favoriser les massacres de Tutsis dans la préfecture de Butare[21].

La Chambre d’appel juge en effet possible la thèse de la défense selon laquelle les ministres ne connaissaient pas à l’avance le contenu du discours qu’allait prononcer le Président Sindikubwabo lors de la cérémonie d’investiture du nouveau préfet le 19 avril 1994[22]. Les juges d’appel considèrent qu’aucun juge raisonnable n’aurait pu, au vu de la preuve, exclure la possibilité que Mugenzi et Mugiraneza aient assisté à la cérémonie d’investiture pour des raisons autres que leur adhésion à l’objectif criminel commun de tuer les Tutsis de la préfecture de Butare. En particulier, les juges d’appel estiment possible que M. Mugenzi et M. Mugiraneza aient assisté à la cérémonie d’investiture en raison d’obligations liées au protocole et à leurs fonctions de ministres[23].

La Chambre d’appel rappelle enfin qu’ayant infirmé la conclusion de la Chambre de première instance selon laquelle les deux ministres, Mugenzi et Mugiraneza, étaient animés d’une intention génocidaire lorsqu’ils ont pris la décision de remplacer le préfet Habyalimana, celle-ci ne pouvait plus venir étayer la conclusion concernant leur mens rea au titre de l’incitation directe et publique à commettre le génocide lors de la cérémonie du 19 avril 1994[24].

Les juges de la Chambre d’appel concluent par conséquent que la conclusion de la Chambre de première instance selon laquelle les deux accusés étaient animés d’une intention génocidaire n’était pas la seule déduction raisonnable qui s’imposait au vu de l’ensemble des éléments de preuve et acquitte les accusés[25].

D.   Bref commentaire de l’Arrêt

Immédiatement après l’arrêt acquittant les deux ministres, de nombreux observateurs critiquaient une décision révoltante et incompréhensible, y voyant le résultat de juges « complètement déconnectés des réalités rwandaises »[26]. Selon le Procureur général du Rwanda, « les plus récentes décisions de la chambre d’appel tendent à adopter un traitement simpliste des faits et créent une tendance à exonérer les dirigeants politiques »[27]. Semblant oublier certains principes fondamentaux de droit pénal international, ces observateurs voyaient dans l’arrêt d’appel des affirmations qu’il ne contient pas. L’arrêt est toutefois intéressant à plus d’un titre et illustre bien la difficulté de prouver la responsabilité pénale des dirigeants politiques pour les violations du droit international humanitaire.

1.   Rappel du rôle de la justice pénale internationale et de la Chambre d’appel

(a)   Le Tribunal pénal international pour le Rwanda n’écrit pas l’histoire rwandaise

Avant toute chose, il convient de rappeler que le Tribunal pénal international pour le Rwanda est une institution judiciaire, pas un centre de recherche. Il ne revient pas aux Chambres du TPIR d’écrire l’histoire rwandaise. Le TPIR, comme toutes les juridictions, (en particulier de Common Law) ne base ses conclusions que sur la preuve qui lui est présentée et qui est admise devant lui. Ses conclusions sont donc forcément incomplètes. Dans ces conditions, il est vain de tirer des jugements du TPIR une conclusion définitive du rôle du gouvernement rwandais pendant le génocide et d’y chercher des réponses formelles sur ce qui s’est réellement passé au Rwanda en 1994.

(b)   Les tribunaux pénaux internationaux de se prononcent pas sur l’innocence des accusés

Il n’est pas demandé au Tribunal pénal international pour le Rwanda de reconnaître l’innocence d’un accusé, mais plutôt de déterminer sa culpabilité au-delà de tout doute raisonnable au vu de la preuve qui est présentée et admise devant la Chambre de première instance.

Comme l’a résumé le Président Cotte lors de l’acquittement de Ngudjolo par la Cour pénale internationale: « le fait de déclarer qu’un accusé n’est pas coupable ne veut pas nécessairement dire que la chambre constate son innocence »[28].

En effet, demander aux juges de reconnaître l’innocence d’un accusé reviendrait à demander à l’accusé de rapporter la preuve de son innocence, ce qui est clairement un renversement de la charge de la preuve. Le rôle d’un tribunal pénal, aussi important soit-il, est toujours de répondre à une question unique : le procureur a-t-il prouvé la culpabilité de l’accusé au-delà de tout doute raisonnable ? Si oui l’accusé est déclaré coupable, dans le cas contraire, le doute profite à l’accusé. C’est le principe de la présomption d’innocence.  

(c)   Rappel du rôle des Chambres d’appel des juridictions pénales internationales

Il convient de rappeler enfin que, contrairement aux modèles de droit romano-germanique, où les juges d’appel jugent à nouveau le fond de l’affaire, la Chambre d’appel du TPIR, comme celles de toutes les autres juridictions pénales internationales, ne se prononce que sur les erreurs de droit qui invalident la décision ou sur les erreurs de fait ayant entraîné un déni de justice[29]. Elle ne réexamine donc pas les faits mais uniquement l’application des standards de droit par la Chambre de première instance. En l’espèce, la Chambre d’appel ne s’est donc pas prononcée sur la réalité de tel ou tel fait ou sur le rôle du Gouvernement intérimaire pendant le génocide mais uniquement sur la conformité du jugement de première instance avec les principes fondamentaux du droit pénal international.

2.   Ce que ne dit pas l’arrêt

(a)   Le gouvernement n’a pas renvoyé le préfet pour favoriser le génocide

L’arrêt du 4 février 2013 ne signifie en aucun cas que le Gouvernement intérimaire n’a pas démis le préfet Habyalimana pour déclencher les massacres dans la préfecture de Butare. L’arrêt indique simplement qu’aux yeux de la majorité des juges de la Chambre d’appel, la conclusion de la  Chambre de première instance selon laquelle les deux ministres étaient animés d’une intention génocidaire lors de leur participation au conseil des ministres du 17 avril 1994, n’était pas la seule déduction raisonnable qui s’imposait au vu de l’ensemble des éléments de preuve. Que ce soit une raison politique, administrative, raciste ou l’intention génocidaire qui ait réellement animé les ministres à ce moment là, seuls eux le savent.

(b)   Le discours du Président Sindikubwabo du 19 avril n’était pas une incitation au génocide

Là encore, la Chambre d’appel ne dit à aucun moment que le discours du Président Sindikubwabo lors de la cérémonie d’investiture du 19 avril 1994 n’était pas incendiaire et ne constituait pas une incitation au génocide. L’interprétation du discours du Président Sindikubwabo qui fut qualifiée d’incitation directe et publique au génocide par la Chambre de première instance n’a pas été discutée par la Chambre d’appel. À nouveau, la seule chose que l’arrêt rappelle, c’est que l’intention génocidaire des ministres n’était pas la seule déduction raisonnable qui justifiait leur présence lors de la cérémonie.

(c)   Le Gouvernement intérimaire n’a pas planifié le génocide

Contrairement à certaines réactions provoquées par l’acquittement des deux ministres, l’arrêt ne répond pas à la question que beaucoup se pose depuis près de 18 ans : le gouvernement rwandais a-t-il planifié le génocide ? Si le jugement de première instance considérait que le gouvernement intérimaire avait, à partir du 17 avril 1994 tout au moins, cherché à étendre le génocide à l’ensemble du territoire rwandais, il ne retenait pas la thèse du Procureur selon lequel le génocide, qui débutait immédiatement après la destruction de l’avion du président Juvénal Habyalimana le 6 avril 1994, avait été planifié. Cela ne signifiait nullement que le génocide n’avait pas été planifie de longue date, mais simplement que le Procureur n’en avait pas rapporté la preuve. Logiquement, l’arrêt ne revient pas sur cette question, dont l’absence de réponse claire demeurera malheureusement l’un des grands échecs du TPIR.

3.   Particularités de l’arrêt

(a)   Renversement du raisonnement circulaire de la Chambre de première instance

Il convient de rappeler avant tout que la Chambre de première instance dispose d’un pouvoir discrétionnaire dans le choix de la méthode d’évaluation des éléments de preuve qu’elle estime la plus adéquate dans les circonstances de l’espèce[30]. « Ce n’est que lorsque cette méthode aboutit à une évaluation déraisonnable des faits de la cause qu’il convient d’examiner avec attention si la  Chambre de première instance n’a pas commis une erreur de fait dans le choix de la méthode d’évaluation ou dans l’application de cette méthode d’où résulterait un déni de justice »[31].

En justifiant, au moins en partie, la condamnation des accusés pour leur participation au Conseil des ministres du 17 avril 1994 et leur présence lors de la cérémonie d’investiture du 19 avril, et vice-versa, la Chambre de première instance adoptait un raisonnement circulaire proche du sophisme[32]. La structure du jugement, établie sur deux piliers se supportant mutuellement (le premier étant la participation des ministres à l’entente en vue de commettre le génocide le 17 avril et le second leur participation à une entreprise criminelle commune en vue d’inciter directement et publiquement au génocide) ne résistait pas à la remise en cause d’une de ces fondations.

Ainsi, après avoir infirmé la conclusion de la Chambre de première instance selon laquelle Mugenzi et Mugiraneza étaient animés d’une intention génocidaire lorsqu’ils ont pris la décision de remplacer le préfet Habyalimana le 17 avril, la Chambre d’appel ne pouvait faire autrement que de conclure que la participation des accusés lors de cette réunion ne pouvait étayer la conclusion concernant leur intention criminelle au titre de l’incitation directe et publique à commettre le génocide lors de la réunion du 19 avril. En adoptant cette argumentation circulaire, la Chambre de première instance prenait le risque de voir l’ensemble de son raisonnement renversé par la Chambre d’appel. C’est ce qui s’est passé[33].

(b)   Un « procès d’intention »

L’arrêt d’appel dans le procès de messieurs Mugenzi et Mugiraneza est particulier dans la mesure où la majorité des faits sont établis et ne faisaient l’objet d’aucun débat entre les parties. Le Procureur et la Défense s’accordaient notamment sur la participation des accusés au Conseil des ministres du 17 avril et à la cérémonie d’investiture du 19 avril 1994. La Chambre d’appel n’était donc pas sollicitée pour apprécier la participation des accusés aux différentes réunions mais seulement sur l’intention criminelle ou non des accusés lors de leur participation à ces événements (mens rea). Cet arrêt est donc essentiellement un « arrêt d’intention » dont l’issue révèle à nouveau la difficulté d’établir l’intention criminelle de l’accusé en l’absence d’aveux. Par sa nature même (le fait que l’intention soit un facteur psychologique qui n’est pas toujours exprimé ouvertement), l'intention criminelle demeure extrêmement difficile à déterminer et cela d’autant plus que, dans la majorité des cas, elle ne peut être établie qu’au moyen de preuve circonstancielle.

Il convient de rappeler à ce titre que la preuve d’intention est d’autant plus nécessaire et spécifique lorsqu’il s’agit d’établir le crime de génocide car il ne s’agit plus simplement de prouver que l’accusé avait l’intention de commettre un crime quelconque mais bien qu’il avait l’intention spécifique de détruire tout ou partie d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux[34].

Si cette intention génocidaire est facilement identifiable lors de discours incendiaires ou d’actes criminels systématiquement dirigés contre le même groupe, celle-ci est bien plus difficile à établir lors de décisions politiques telle que la suspension d’un préfet. En ce sens, l’arrêt du 4 février démontre toute la difficulté d’établir – au-delà de tout doute raisonnable – l’intention génocidaire des responsables politiques rwandais lors du génocide de 1994.

(c)   La différence entre entreprise criminelle commune et culpabilité par association

On l’a vu, la responsabilité pénale des dirigeants politiques, en particulier en matière de génocide, est difficile à prouver. Avec l’adoption de la notion d’ « entreprise criminelle commune », la jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux se dotait de mécanismes juridiques de prise en charge sémantique et pratique permettant au juges internationaux de condamner la participation de responsables politiques dans des crimes de masse que sont le génocide et le crime contre l’humanité[35]. C’est ce mode de responsabilité et celui de l’entente qui était choisi par le Procureur pour définir son accusation à l’encontre des quatre anciens ministres du Gouvernement intérimaire.[36]

Pour autant, ce type de responsabilité collective peut se heurter au principe bien établi en droit pénal international en général et dans le Statut du TPIR en particulier : celui de la responsabilité pénale individuelle[37].

L’arrêt Mugenzi et Mugiraneza rappelle qu’il n’existe pas de culpabilité en raison de la simple appartenance à une fonction ou à une institution; le simple fait d’être membre d’une organisation, d’un parti politique ou d’un gouvernement qui commet des crimes ne suffit pas à être tenu pour responsable de ses crimes. Ainsi, le simple fait que Mugenzi et Mugiraneza aient été membre du gouvernement intérimaire (dont plusieurs membres ont été condamnés pour génocide) ne suffisait pas à prouver leur intention génocidaire. Il fallait démontrer, au-delà de tout doute raisonnable, que les deux ministres la possédaient également. En distinguant de manière claire, la responsabilité individuelle des accusés de celle du gouvernement intérimaire, la Chambre d’appel rappelle ce principe fondamental.  Cet arrêt illustre bien le dilemme auquel se trouve confrontée la justice pénale internationale : volonté de lutter contre l’impunité des dirigeants politiques lors de crimes de masses d’une part et d’autre part rejet de la simple culpabilité par association.

E.   Conclusion

L’acquittement des quatre anciens ministres du Gouvernement intérimaire n’est donc pas une remise en cause de la responsabilité du gouvernement rwandais, en tant qu’institution, dans le génocide de 1994. La responsabilité politique du gouvernement rwandais en tant que tel dans le génocide rwandais de 1994 est évidente. La responsabilité pénale de chacun de ses membres est une question beaucoup plus complexe à laquelle malheureusement il est difficile de répondre.

L’arrêt Mugenzi et Mugiraneza illustre en ce sens toute la difficulté de prouver la responsabilité pénale des dirigeants politiques dans les crimes de masses comme le génocide rwandais de 1994. De manière plus générale, cet arrêt met en lumière les limites de la responsabilité pénale individuelle pour appréhender la complexité des mécanismes de crimes de masse qui bien souvent sont bien plus que la simple agrégation de motivations criminelles personnelles mais bien des crimes dont la nature même ne peut être comprise et sanctionnée qu’à l’échelon du collectif.

 


[1] Les opinions exprimées dans cet article sont uniquement celles de son auteur et sont exprimées à titre purement personnel. Elles ne reflètent pas nécessairement celles de l’Organisation des Nations Unies, du Tribunal spécial pour le Liban ou du Bureau de la Défense. Les informations contenues dans le corps de l’article et dans les notes de bas de pages ont été vérifiées en date du 14 février 2013.

[2] Juge Liu Daqun est en désaccord avec cette décision. Il explique en effet, dans son opinion dissidente, qu’il pense que la condamnation de Mugenzi et de Mugiraneza pour les évènements du 17 avril 1994 aurait due être maintenue. Voir, Dissenting opinion of Judge Liu. Il partage par ailleurs la position des autres juges en ce qu’elle infirme la condamnation de Mugenzi et de Mugiraneza pour les évènements du 19 avril 1994. Voir TPIR, Mugenzi et Mugiraneza c. Le Procureur, Affaire ICTR-99-50-A, Arrêt du 4 février 2013 (« Arrêt d’appel Mugenzi et Mugiraneza ») paras. 138-142, 144.

[3] BBC Afrique citant Justin Mugenzi, 4 février 2013. (http://www.bbc.co.uk/afrique/region/2013/02/130204_rwanda_appeal_sentence.shtml).

[6] TPIR, le Procureur c. Casimir Bizimungu et al., Affaire ICTR-99-50-T, Jugement du 30 septembre 2011 (« Jugement Gouvernement II ») (http://www.unictr.org/Portals/0/Case/English/Bizimungu/judgement/110930.pdf).

[7] Idem.

[8] Jugement Gouvernement II, supra note 6, paras. 1222-1250, 1959-1962, 1988.

[9] Idem, paras. 1322-1383, 1976-1988.

[10] Idem.

[11] TPIY, Procureur c. Duško Tadić., Affaire IT-94-1-A, Arrêt d’appel, 15 juillet 1999, paras. 196, 220;  Voir aussi TPIR, Le Procureur c. Aloys Simba, Affaire ICTR-01-76-A, Arrêt d’appel, 27 novembre 2007, para. 303 (concernant l’actus reus); TPIR, Le Procureur c. Ntakirutimana et Ntakirutimana, Affaires ICTR-96-10-A et ICTR-96-17-A, Arrêt d’appel, 13 décembre 2004, para. 467.

[12] André Ntagerura (acquitté par le TPIR) et Emmanuel Ndindabahizi (condamné pour génocide par le TPIR); voir Jugement Gouvernement II, supra note 6, para. 1223.

[13] Idem.

[14] Idem.

[15] Par exemple, le juge n’a pas de témoin direct d’un meurtre mais déduit du sang de la victime retrouvé sur l’Accusé, de l’ADN de l’Accusé retrouvé sur la victime et des empreintes digitales de l’Accusé retrouvées sur l’arme qu’il est le meurtrier.

[16] Arrêt d’appel Mugenzi et Mugiraneza, supra note 2 para. 88; TPIR, Le Procureur c. Nahimana et al., Affaire ICTR-99-52-A, Arrêt du 28 novembre 2007, para. 524.

[17] TPIR, Le Procureur c. Ntagerura et al., Affaire ICTR-99-46-A, Arrêt du 7 juillet 2006, paras. 306, 398-399.

[18] Jugement Gouvernement II, supra note 6, paras. 1225-1239.

[19] Idem, para. 1369.

[20] Idem, paras. 1369, 1943-1944.

[21] Arrêt d’appel Mugenzi et Mugiraneza, supra note 1, paras. 90-94.

[22] Idem, paras. 138-139.

[23] Idem.

[24] Idem, paras. 136, 140.

[25] Idem, paras. 142, 144.

[28] CPI, Le Procureur c. Matthieu Ngudjolo, ICC-01/04-02/12, Jugement du 18 décembre 2012 (http://www.icc-cpi.int/FR_Menus/icc/press%20and%20media/press%20releases/news%20and%20highlights/pages/pr865.aspx)

[30] Le Procureur c. Ntagerura et al., supra note 17, paras. 306, 398-399.

[31] Idem, paras. 398.

[32] La conclusion A utilisée pour justifier la conclusion B et dans le même temps la justification de la conclusion de B nécessite la validité de la conclusion de A.

[33] Arrêt d’appel Mugenzi et Mugiraneza, supra note 2, paras. 92, 140.

[35] Voir « L’entreprise criminelle commune devant le Tribunal pénal international pour l’ex-YougoslavieW, Elisabeth Claverie & Rafaëlle Maison. http://www.isp.cnrs.fr/equipe/Claverie%20et%20Maison.pdf

[36] Acte d’accusation à l’encontre de Mrs. Casimir Bizimungu, Justin Mugenzi, Jérôme Bicamumpaka et Prosper Mugiraneza :  http://www.unictr.org/Portals/0/Case/English/Bizimungu00-55/indictment/index.pdf.

 

 

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