Depuis le début de la crise des Rohingyas, en août 2017, les appels à la justice sont nombreux. La Cour pénale internationale (CPI) s’est récemment déclarée compétente et a ouvert un examen préliminaire afin d’enquêter sur la déportation du peuple rohingya. Comme le Myanmar n’est pas partie au Statut de Rome, cela pose des contraintes majeures à toute poursuite de la CPI. Ainsi, cette dernière est uniquement compétente pour le crime de déportation et ses crimes sous-jacents puisqu’un des éléments du crime – la traversée d’une frontière – implique le Bangladesh, qui, lui, a ratifié le Statut de Rome. Cette voie, quoiqu’imparfaite, semble demeurer la seule avenue réaliste à court terme pour que justice soit rendue. En effet, le Myanmar nie totalement la commission de quelque crime que ce soit à l’encontre des Rohingyas, ce qui rend sa collaboration avec tout mécanisme de justice très peu probable. Le Conseil de sécurité des Nations Unies, quant à lui, est dans une impasse puisque la Chine et la Russie s’opposent à toute initiative visant à traduire les responsables du Myanmar en justice. Ne reste plus que la compétence universelle, dont l’efficacité est fortement remise en question. Le cas de l’Australie, qui fera l’objet de cet article, est sans équivoque : les contraintes politiques ont tendance à l’emporter sur la justice internationale, venant ainsi raviver le débat sur l’efficacité réelle du principe de compétence universelle en droit international pénal.
1. Compétence universelle : un contrôle politique de plus en plus répandu
Bien qu’il s’agisse d’un principe juridique établi en droit international, la compétence universelle comporte un aspect politique qui lui est inhérent. Son exercice représente, pour les décideurs, un équilibre délicat entre l’importance de maintenir de bonnes relations diplomatiques d’une part, et le respect de ses obligations et engagements juridiques internationaux d’autre part. Pour éviter de faire face à d’importantes représailles politiques ou à des crises diplomatiques potentielles, de nombreux États ont décidé d’inclure un contrôle de l’exécutif dans leur législation prévoyant l’exercice de la compétence universelle. Plusieurs qualifient cette marge de manœuvre offerte à l’exécutif de « contrôle politique » sur les poursuites de compétence universelle.
1.1 Raisons et impacts de ce contrôle politique
Les législations nationales de compétence universelle conférant un droit de regard à l’exécutif sont de plus en plus nombreuses. Plusieurs auteurs s’entendent sur le fait que cette limite vise à tenir compte de considérations politiques internes, particulièrement en ce qui a trait aux relations internationales. Elle serait donc une forme de « garde-fou » politique afin d’éviter le lancement de poursuites susceptibles de provoquer des crises diplomatiques. Dans un tel contexte, l’exercice de la compétence universelle est assujetti aux considérations de la realpolitik, un concept soutenant que la priorité des États demeure en tout temps leurs intérêts nationaux, et ce, au détriment d’autres enjeux, notamment l’éthique et la morale[1]. Le lancement des poursuites de compétence universelle est alors soumis à une certaine sélectivité : suite à l’analyse des coûts et des bénéfices, seules les personnes à bas coût politique dont l’arrestation n’est pas susceptible de provoquer des représailles diplomatiques sont ainsi visées[2]. Certains décrivent cette compétence sélective comme étant la justice des forts sur les plus faibles, alors que d’autres la défendent en argumentant que sans sélectivité, les crises politiques auront raison de la compétence universelle.
1.2 Le contexte des poursuites en Australie
En Australie, il est possible pour toute personne de demander à un procureur l’ouverture de procédures criminelles à l’encontre d’un individu, incluant les crimes contre l’humanité, en se basant sur la section 13 du Crimes Act of 1914. La compétence universelle en Australie se traduit législativement par l’article 268.117 du Code criminel, qui permet de poursuivre des individus soupçonnés d’avoir commis des crimes, et ce, peu importe leur nationalité ou le lieu de perpétration du crime. Afin de poursuivre une personne pour crimes contre l’humanité, l’article 268.121 du Code criminel exige le consentement du Procureur général. S’il accepte, c’est alors celui-ci qui poursuit, en son nom, toute personne accusée de cette infraction. Le Procureur général peut consentir à ces poursuites, ou les refuser, et sa décision est finale et sans appel (article 268.122 Code criminel). À cet égard, il est important de préciser qu’en Australie, le Procureur général est un membre du cabinet ministériel fédéral qui exerce les fonctions de ministre de la Justice et est donc un membre de l’organe exécutif australien[3]. Ce contrôle conféré au Procureur général vise à prévenir des poursuites dites « inappropriées ».
2. Aung San Suu Kyi et la justice australienne : un exemple concret de résistance politique
Les 17 et 18 mars 2018, les dirigeants des États membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ci-après « ASEAN ») se réunissaient à Sydney, à l’invitation de l’Australie. Parmi eux, la dirigeante de facto du Myanmar, Aung San Suu Kyi, était présente.
2.1 L’acte d’accusation
L’acte d’accusation contre Aung San Suu Kyi a été déposé le 16 mars 2018 par un collectif de juristes australiens. C’est l’avocat Daniel Taylor qui a signé les documents déposés à la Melbourne Magistrate Court. Évoquant les dispositions 268.11 et 268.115 du Code criminel australien, le document accusait Aung San Suu Kyi de déportation ou de transfert forcé de population, constituant un crime contre l’humanité.
2.1.1 Crime contre l’humanité
En vertu de l’article 7 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, la déportation ou le transfert forcé de population est un crime contre l’humanité si un tel acte est commis dans « le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque ». L’article 7 (2) d) vient définir ce qu’est une déportation ou un transfert forcé : « le fait de déplacer de force des personnes, en les expulsant ou par d’autres moyens coercitifs, de la région où elles se trouvent légalement, sans motifs admis en droit international ». Or, selon l’acte d’accusation, depuis le 25 août 2017 plus de 655 000 Rohingyas ont été contraints de fuir le Myanmar, principalement vers le Bangladesh en raison des actions des autorités étatiques, notamment des expulsions et d’autres actes coercitifs. Ces actions auraient été commises dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique conduite à l’encontre d’une population civile, soit les Rohingyas. Une quantité importante d’organisations crédibles fait effectivement état des violences commises à l’encontre de la communauté rohingya, notamment le OCHA (le bureau de la coordination des affaires humanitaires), UNICEF (le fonds des Nations Unies pour l’enfance), Amnistie Internationale, Refugees International et Human Rights Watch. Dans la demande d’autorisation de la poursuite envoyée au Procureur général australien, Daniel Taylor vient préciser l’étendue de cette attaque présumée afin de démontrer que les violences subies par les Rohingyas sont la cause de leurs déplacements. M. Taylor mentionne des exécutions extrajudiciaires, des disparitions, des violences sexuelles, des détentions illégales, des incendies volontaires, parfois même de villages entiers. Ces crimes allégués auraient spécifiquement ciblé la population rohingya, et auraient principalement été commis par l’armée.
2.1.2 Mode de participation à l’infraction
La section 268.115 du Code criminel d’Australie constitue essentiellement une reprise de l’article 28 du Statut de Rome et traite donc de la responsabilité des chefs militaires et autres supérieurs hiérarchiques. La section 268.115(3) est celle qui est pertinente en l’espèce puisqu’elle concerne la responsabilité pénale individuelle des supérieurs hiérarchiques.
Afin d’appliquer la disposition 268.115, il faut d’abord qu’il y ait une relation supérieur / subordonné établie, c'est-à-dire qu’une personne ait une autorité ou un contrôle effectif sur une ou plusieurs autres personnes. Tel qu’énoncé dans la demande d’autorisation de la poursuite envoyée au Procureur général, Mme Kyi est la dirigeante de facto du Myanmar : elle dirige le parti du Myanmar National League for Democraty (NLD), parti qui a remporté haut la main les dernières élections législatives. La constitution du pays l’empêche toutefois de devenir officiellement présidente puisque ses deux fils sont des ressortissants étrangers de nationalité britannique. Aung San Suu Kyi occupe également les postes de conseillère étatique, de ministre des Affaires étrangères (lui conférant automatiquement un siège sur le Conseil de Défense nationale et de sécurité, un organe qui décide des politiques militaires et sécuritaires du pays) et dirige le bureau de la présidence – une fonction qui a été créée spécifiquement pour elle puisqu’elle ne peut occuper le poste de présidente. Toutes ses fonctions lui permettent d’exercer un contrôle significatif sur les affaires, les activités et le budget étatiques. Considérant ces éléments, il semble clair qu’Aung San Suu Kyi se pose en supérieure hiérarchique, détenant une autorité ou un contrôle effectif sur ses subordonnés. À compter du moment où cette relation existe, trois critères doivent être satisfaits afin d’entrainer la responsabilité pénale d’un supérieur hiérarchique.
Premièrement le supérieur devait savoir ou ignorer délibérément que ses subordonnés commettaient ou allaient commettre des infractions (art. 268.115 (3) a) Code criminel). Outre la couverture des évènements offerte par les médias ou diverses organisations, Aung San Suu Kyi avait plusieurs sources d’informations lui permettant d’être consciente des infractions commises à l’encontre des Rohingyas. L’Advisory Commission on Rakhine State avait notamment produit un rapport à l’attention de Mme Kyi, lui offrant un certain nombre de recommandations afin d’améliorer la situation. De plus, Aung San Suu Kyi a été l’objet d’une vague de critiques de la communauté internationale pour son inaction quant à la crise des Rohingyas.
Deuxièmement, les infractions doivent être liées à des activités relevant de la responsabilité et du contrôle effectif du supérieur (art. 268.115 (3) b) Code criminel). Considérant toutes les fonctions susmentionnées occupées par Aung San Suu Kyi, les infractions présumées semblent effectivement tomber sous sa responsabilité et son contrôle.
Troisièmement, il faut prouver que le supérieur hiérarchique n’a pas pris toutes les mesures nécessaires et raisonnables en son pouvoir pour empêcher ou réprimer la commission des infractions ou pour soumettre l’affaire aux autorités compétentes aux fins d’enquête et de poursuites (art. 268.115 (3) c) Code criminel). Pour le moment, aucune source ne semble attester ou insinuer que Mme Kyi aurait pris quelque mesure que ce soit pour prévenir ou réprimander l’infraction de déportation ou de transfert forcé de population. À cet effet, la couverture médiatique et les discours d’Aung San Suu Kyi semblent plutôt démontrer qu’elle minimise la situation actuelle.
2.1 Le refus du procureur général australien
En Australie, comme au Canada, les plaignants privés n’ont pas un accès direct pour le déclenchement de procédures pénales ; le déclenchement de l’action pénale est dans les mains d’un procureur. Dans le cas de poursuites pour des crimes contre l’humanité, c’est l’autorisation du Procureur général qui est requise. La plainte contre Aung San Suu Kyi, lancée par un collectif de juristes, était d’ordre privé. Le Procureur général a annoncé, le 17 mars 2018, qu’il refusait d’autoriser la poursuite. Ce dernier a justifié son refus en plaidant l’immunité dont jouit Aung San Suu Kyi en raison de ses fonctions de chef d’État et de ministre des Affaires étrangères. Pour cette raison, dit-il, Aung San Suu Kyi ne peut être arrêtée, détenue ou accusée.
Les immunités sont un principe juridique reconnu, mais qui tire ses sources de considérations politiques. Il convient de distinguer deux types d’immunités internationales : les immunités fonctionnelles (rationae materiae) et les immunités personnelles (ratione personae). Le premier type est reconnu « à une personne pour tout acte accompli pour le compte d’un État »[4]. Une immunité fonctionnelle s’applique donc à la majorité des représentants d’un État, mais seulement pour les actes commis dans l’exercice de leurs fonctions. Le second type, les immunités personnelles, est plus large : « elles signifient qu’une personne revêtue d’un mandat public reste à l’abri de tout acte de poursuite ou d’assujettissement à des organes de contrôle pendant le temps de son mandat »[5]. Il importe aussi de préciser que ce type d’immunité couvre certes les actes publics, mais également privés. Par conséquent, les immunités personnelles ne sont accordées qu’à un nombre restreint de représentants de l’État, soit les chefs d’État, les ministres des Affaires étrangères et les diplomates. Comme la Cour internationale de Justice a statué dans son affaire relative au mandat d’arrêt du 11 avril 2000 : « les fonctions d'un ministre des affaires étrangères sont telles que, pour toute la durée de sa charge, il bénéficie d'une immunité de juridiction pénale et d'une inviolabilité totales a l'étranger […] cet égard, il n'est pas possible d'opérer de distinction entre les actes accomplis par un ministre des affaires étrangères à titre « officiel » et ceux qui l'auraient été à titre « privé » (par. 54). Ainsi, « [un ministre] ne peut pas être assujetti à des mesures qui l'empêcheraient d'exercer efficacement les fonctions d'un ministre des affaires étrangères. La détention ou l'arrestation constitueraient de telles mesures et doivent donc être considérées comme portant atteinte à l'inviolabilité et l'immunité de juridiction pénale auxquelles un ministre des affaires étrangères a droit » (opinion individuelle commune de M. Higgins, M. Kooijmans et M.Buergenthal, par. 84).
Afin d’entretenir des bonnes relations internationales, l’importance des immunités doit être considérée lorsque sont prises des décisions de poursuivre un chef d’État, ou encore un ministre des affaires étrangères. Le Procureur général australien, en refusant de poursuivre Mme Aung San Suu Kyi, a observé le principe d’immunité dont cette dernière bénéficiait. À cet égard, malgré la décision susmentionnée de la Cour internationale de Justice, un débat doctrinal persiste quant à l’application des immunités diplomatiques lorsqu’il est question des crimes internationaux les plus graves. Tandis que certains défendent l’importance des immunités, d’autres affirment que les considérations de relations internationales ne devraient pas primer sur la lutte contre l’impunité des crimes les plus graves. En réalité, force est de constater que les immunités internationales représentent un important obstacle juridique à la lutte contre l’impunité.
Cela étant dit, même si Aung San Suu Kyi n’avait bénéficié d’aucune immunité, il est fort probable que l’Australie aurait tout de même refusé une telle poursuite pour des raisons essentiellement politiques et économiques. En effet, en raison de sa position géographique isolée, l’Australie cherche à accroitre ses relations et ses échanges avec l’ASEAN, un bloc de plus en plus influent sur la scène économique mondiale. Il ne serait donc pas dans l’intérêt de l’Australie de créer un incident diplomatique, ce qui surviendrait inexorablement en acceptant de poursuivre la dirigeante de facto de l’un de ses pays membres, alors que le sommet se réunit, à l’invitation de l’Australie, à Sydney.
Conclusion
À la lumière du cas d’Aung San Suu Kyi, une conclusion semble inévitable : l’exercice de la compétence universelle est encore fortement politisé. Les considérations diplomatiques ont tendance à l’emporter sur la lutte contre l’impunité, ce qui a pour effet de rendre l’exercice de la compétence universelle quasi inexistant. Cela est particulièrement vrai lorsqu’il est question de la poursuite d’un dirigeant étranger : outre la volonté politique nécessaire à la mise en œuvre de la compétence universelle, la question des immunités diplomatiques doit être considérée. Un dilemme persiste toujours entre deux considérations essentielles : la souveraineté étatique, qui est la base et le fondement du système international, et la lutte contre l’impunité, l’un des objectifs fondamentaux de la justice internationale pénale.
Ainsi, malgré l’existence d’un régime de compétence universelle australien efficace et capable de lancer des poursuites, ce dernier demeure soumis à la realpolitik : l’Australie, à l’instar de plusieurs autres États, choisira ses cibles. Dans un système westphalien comme le nôtre, la mise en œuvre de la compétence universelle, et plus largement du droit international, dépend strictement de la volonté étatique. Le cas de Mme Aung San Suu Kyi en est l’exemple contemporain parfait. Si nous voulons que le politique change sa manière de faire, et ce, peu importe l’État ou la personne impliqués, la société civile doit faire une plus forte pression pour inciter des changements. C’est aussi aux autres États de condamner l’absence d’actions. Une cohésion de tous les acteurs concernés est nécessaire afin que tous les auteurs des crimes internationaux les plus graves doivent répondre de leurs gestes. Il ne reste ainsi qu’à espérer que la CPI entamera une enquête formelle dans les prochains mois.
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Les réflexions contenues dans ce billet n’appartiennent qu’à leurs auteurs et ne peuvent entraîner ni la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale pénale et les droits fondamentaux, de la Faculté de droit de l’Université Laval, de l’Université Laval ou de leur personnel respectif, ni des personnes qui ont révisé et édité ces billets, qui ne constituent pas des avis ou conseils juridiques.
[1] Anil K. Gayan, « La Realpolitik, élément incontournable des relations internationales » (2007) 67:3 Rev Int Strat 95 à la p 95, doi : 10.3917/ris.067.0095; Rahim Hesenov, « Universal Jurisdiction for International Crimes – A Case Study » (2013) 19:3 Eur J Crim Policy Res 275‑283 à la p 278.
[2] Máximo Langer, « The diplomacy of universal jurisdiction: The political branches and the transnational prosecution of international crimes » (2011) 105:1 Am J Int Law 1‑49, doi : 10.5305/amerjintelaw.105.1.0001
[3] Pour plus de détails sur le rôle du Procureur général d’Australie, voir http://web.archive.org/web/20070911110757/http://www.ag.gov.au/www/agd/agd.nsf/Page/Publications_ReportonthereviewoftheAttorney-Generalslegalpractice-March1997#chapter3 , Chapitre 3.
[4] Robert Kolb, Droit international pénal, Bruxelles, Bruylant, 2008, p. 202.
[5] Ibid.