Introduction
L’année 2018 est riche en anniversaires. Dans quelques mois en effet coïncideront les vingt ans de la Cour Pénale Internationale (C.P.I.) – ou ses quinze ans depuis l’adoption du Statut de Rome – et les soixante-dix ans de la Commission du Droit International (C.D.I.).
La C.D.I. est une vieille dame. Son expérience est ancienne, enracinée et reconnue cependant qu’elle souffre parfois de son inadéquation vis-à-vis d’un ordre juridique international fragmenté et évolutif. C’est ainsi qu’on a pu souligner que « la Commission semble plus prudente ou frileuse qu’auparavant » s’agissant du travail codificateur.
A l’inverse, la C.P.I. est une adolescente. Jeune institution en plein développement de sa maturité juridique et de la place qu’elle souhaiterait prendre sur la scène internationale, elle demeure trop faible dans un « contexte géopolitique de retour des conflits », parfois même imprudente dans la réalisation de ses ambitieux objectifs. En témoignent en particulier les multiples mises en cause du Procureur Luis Ocampo[1] et sa bien maladroite stratégie de défense qui n’ont guère contribué à rassurer sur son indépendance. Les pays africains, notamment, y voient là une confirmation d’un acharnement judiciaire souvent dénoncé[2].
Aussi éloignées que soient ces limites respectives, il apparaît en réalité que les liens entre la nécessité de l’exercice d’une justice pénale en Afrique exempte de « faiblesses structurelles » et les processus codificateurs soient bien plus évidents qu’il n’y paraît. Plusieurs de ces travaux, s’ils ont in fine vocation à toucher l’ensemble des États, trouvent un écho notable sur le continent africain. Ils répondent en effet « aux besoins d’un continent en proie à des conflits récurrents marqués par la perpétration à grande échelle des violations graves des droits de la personne et du droit international humanitaire »[3]. Parallèlement, force est de reconnaître l’imprégnation manifeste des travaux de la C.D.I. par les solutions pénales africaines, et ceci en dépit de frictions doctrinales parfois profondes et irréfragables.
I - L’impérieux besoin de lutter contre l’impunité des crimes portant atteintes aux « valeurs fondamentales de la communauté internationale » sur le continent africain
Les crimes pour lesquels la C.P.I. est compétente en vertu du Statut de Rome relèvent tous d’une extrême gravité. La volonté et la nécessité de lutter contre l’impunité des auteurs de tels crimes correspondent à l’héritage du Statut comme du jugement du Tribunal de Nuremberg. En l’occurrence, les travaux actuels de la C.D.I. s’attachent à l’élaboration de textes qui touchent de près à ces crimes. Il s’agit notamment des projets des Rapporteurs Spéciaux Sean D. Murphy, Concepción Escobar Hernández et Dire Tladi qui consistent respectivement à élaborer une convention spécifique sur les crimes contre l’humanité ; déterminer la portée et la limite des immunités juridictionnelles pénales des hauts représentants de l’État ; ou encore clarifier la notion de jus cogens.
En premier lieu, force est de constater le lien étroit que chacun de ces projets entretient avec le droit pénal international. La jurisprudence du Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie (T.P.I.Y.), absolument fondatrice, est prégnante dans les différents travaux. L’affaire Furundžija (§153), permet par exemple à M. Tladi de démontrer le caractère « impératif » et coutumier des normes interdisant l’usage de la torture ; l’affaire Tadić (§190) est utile à M. Murphy pour définir « l’étendue de la responsabilité pénale du complice » de crime contre l’humanité ; tandis que l’affaire Blaškić (§41) pose selon Mme Hernández le principe de la nécessité d’exceptions à l’immunité rationae materiae s’agissant des crimes de guerre, contre l’humanité et de génocide.
Reste cependant que ce sont bien les « affaires africaines » pour lesquelles les références des Rapporteurs sont les plus nombreuses. Les approches et raisonnements défendus par ces derniers s’appuient par exemple sur : l’affaire Akayesu (§579), Katanga (§§1398 et s.), Bemba Gombo (§82) et la situation au Kenya (§§90-96) pour préciser les éléments du crime contre l’humanité ; l’affaire Taylor (§51), l’emblématique affaire Al-Bashir – mandat d’arrêt (§43), coopération du Malawi (§36), du Tchad (§13) ou du Congo (§§29-30) –, et l’affaire Ruto et Sang (§67) pour les arguments relatifs au rejet des immunités juridictionnelles des Chefs d’État ; ou encore l’affaire Kayishema (§88) pour le caractère coutumier et jus cogens de l’interdiction du génocide.
Traversée par un impérieux besoin de justice pénale, le continent africain fournit donc un véritable corpus jurisprudentiel – de plus en plus issu de la C.P.I. – éclairant des points de droit qui affectent l’ensemble des États. Au demeurant, si l’on n’a pas tort de constater que la C.P.I. est considérablement active sur ce continent, « force est de reconnaître qu’aucune des situations ouvertes devant la CPI et concernant l’Afrique n’est injustifiée ».
De ces fondements jurisprudentiels issus des situations pénales africaines, les travaux codificateurs respectifs de M. Tladi et de Mme Hernández tirent ainsi une constatation commune : certains crimes renvoient à la notion de « valeurs fondamentales de la communauté internationale dans son ensemble». C’est pour protéger ces dernières qu’il faudrait les pourvoir de précisions normatives auxquelles on reconnaîtrait un statut « hiérarchiquement » supérieur (jus cogens) ; c’est parce que de telles violations ne peuvent demeurer impunies, qu’il faudrait « limiter » les exceptions d’immunité juridictionnelle pénale. Les solutions jurisprudentielles pénales qui ont été apportées en réponse à la commission de crimes graves sur le continent africain ont donc contribué à l’idée selon laquelle la C.D.I. serait, aujourd’hui plus que jamais, fondée à chercher des solutions juridiques universelles pour garantir la préservation de « valeurs humaines fondamentales », sur et au-delà du continent africain.
II - Les limites accusées par les travaux codificateurs, quelles conséquences pour la justice pénale africaine ?
Aussi louables que soient ces diverses tentatives de codification basée sur la volonté d’une meilleure protection de ces « valeurs humanitaires essentielles », elles présentent néanmoins des limites consubstantielles et fonctionnelles particulièrement importantes. L’une d’entre elles, que l’on opposera tout spécialement aux travaux de Dire Tladi sur le jus cogens, est celle qui consiste à déterminer le contenu des « valeurs fondamentales ». En effet, les États sont très loin d’avoir une appréciation identique de ces valeurs qu’ils reconnaissent n’être « par principe, […] pas uniformes ». De fait, certains ont pu par exemple défendre lors des travaux de codification du droit des traités qu’au-delà des interdictions classiques (génocide, piraterie, torture, esclavage) l’autodétermination nationale, la protection des civils dans les conflits armés, l’interdiction de l’arme nucléaire – ou même de l’impérialisme ! – relevaient aussi des principes de jus cogens[4]. C’est bien là l’un des écueils majeurs de cette théorie. En souhaitant l’appliquer à de nombreuses notions, on prend le risque « d’enfler le concept » jusqu’à le rendre trop diffus pour être réellement applicable. Identiquement, le travail codificateur sur les immunités juridictionnelles pénales des représentants de l’État est singulièrement mal engagé : de nombreux États n’ont pas été convaincus par l’approche de la Rapporteuse, justement à cause du lien effectué par Mme Hernández entre normes de jus cogens, valeurs fondamentales, impunité et immunité (on en a fait ici une analyse plus détaillée). Accessoirement sur ce sujet, on notera que M. Murphy se contente lui de souligner que les problématiques relatives à l’immunité des représentants de l’État sont « difficiles » – certes ! Il faudra attendre un très succinct paragraphe dans son troisième rapport sur les crimes contre l’humanité pour le voir refuser d’intégrer à son projet de traité toute considération se rapportant à ces mêmes immunités. Selon le Rapporteur, « les traités portant sur des infractions n’abordent généralement pas la question de l’immunité ». Ainsi, l’importance des « valeurs » de la « conscience humaine » et de la nécessité de « punir » ceux qui y portent atteinte – notions pourtant explicitement mises en avant dans sa proposition de préambule – ne justifie pas que le futur traité daigne consacrer un article sur les individus susceptibles d’échapper aux poursuites. Au vu du scepticisme affiché par certains États dans le cadre du jus cogens comme des immunités, on comprend cependant la pudique prudence de M. Murphy[5].
D’autre part, aux termes de l’article 53 de la Convention de Vienne, c’est la « communauté des États dans son ensemble » qui est supposée délimiter les contours des normes de jus cogens, que Dire Tladi considère comme relevant de ces fameuses « valeurs fondamentales » communes. Force est cependant de constater que « nul n’est jamais parvenu à déterminer avec précision ce qu’est exactement la "communauté internationales des États dans son ensemble" ».
Seule deux certitudes subsistent alors : d’abord, cette communauté ne peut-être qu’étatique ; ensuite, cette notion comme celle de « valeurs fondamentales » sont en réalité des « coquilles vides de tout contenu »[6] juridique. Aussi mal engagés que puissent sembler être, sur certains points, ces différents projets, on pourrait légitimement se demander en quoi les conséquences de ces limites toucheraient spécifiquement le continent africain. Après tout, on l’a dit, l’œuvre codificatrice a une vocation généraliste, et ses conséquences sont supposées toucher l’ensemble des États. Pourtant, en réalité, le continent africain et son rapport à la justice pénale internationale sont précisément concernés par ces travaux – et donc par leurs limites.
Ainsi, les doutes que l’on a pu émettre quant au contenu des « valeurs fondamentales » se sont récemment manifestés avec force en Afrique. Depuis les affaires Al-Bashir, Kenyatta et Gbagbo, on aura noté la réticence de certains États de l’Union Africaine à collaborer avec la C.P.I.. Cette méfiance s’explique notamment parce que la Cour est vue comme « a western institution […] imperialistic, colonialist and even racist » s’attaquant aux chefs d’État africains sur la base de valeurs occidentales soi-disant universelles. Une appréciation critique qui a poussé l’U.A. à défendre son droit à prendre toutes les mesures « nécessaires pour préserver et sauvegarder la dignité, la souveraineté et l’intégrité du continent ». On est bien loin de la conception de Dire Tladi pour lequel la lutte contre l’impunité est « an expression of an "anthropological human identity" » qui transcende les frontières et les civilisations.
De cette même méfiance est ainsi né un véritable projet de particularisme panafricain en matière pénale[7] par le biais de la réforme de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. Ce projet consiste notamment à défendre le principe suivant :
Aucune procédure pénale n’est engagée ni poursuivie contre un chef d’État ou de gouvernement de l’UA en fonction, ou toute personne agissant ou habilitée à agir en cette qualité ou tout autre haut Responsable public en raison de ses fonctions (Protocole de Malabo, Article 46 A Bis).
Cette conception s’oppose frontalement avec l’approche de la C.D.I. et de la C.P.I.. La Rapporteuse Hernández le reconnaît : la « situation s’est vue compliquée » par l’adoption de ce Protocole, créant « un modèle de juridiction pénale régionale qui rompt » avec l’approche traditionnelle des juridictions pénales internationales. En effet, l’U.A. défend une approche « internationaliste » du droit pénal, opposant la jurisprudence de la Cour Internationale de Justice (C.I.J.) et celle de la C.P.I.. Ainsi, une lecture comparative des décisions pénales internationales précitées et des affaires Mandat d’arrêt (§§51-61), Entraide judiciaire en matière pénale (§170) ou Immunité juridictionnelle de l’État (§§91-100) permet clairement d’identifier la délicate articulation entre le principe coutumier d’immunité des représentants de l’État et les articles 27 et 98 du Statut de Rome. Plus encore, il est évident qu’une grave concurrence est à venir entre ces articles et le Protocole de Malabo. On voit mal comment le recours à une notion aussi floue que celle des « valeurs fondamentales » permettrait une réconciliation des divergences juridiques qui se manifestent en Afrique.
Dans le même ordre d’idée, la critique précédemment évoquée s’agissant de la timidité du Rapporteur Murphy à aborder de front le problème des immunités juridictionnelles trouve tout son sens s’agissant du continent africain. En effet, le Rapporteur justifie son projet de convention spécifique au crime contre l’humanité notamment parce qu’un tel traité pourrait permettre de palier aux limites de la C.P.I. qui « n’a pas la capacité de poursuivre tous les auteurs de crimes contre l’humanité ou de renforcer les systèmes juridiques nationaux dans ce domaine ». On aurait pu imaginer que cette approche visait à résoudre les échecs comme ceux rencontrés avec Al-Bashir. Force est d’admettre que cela n’est pas le cas.
Conclusion
Certes, le travail de la C.D.I. n’est pas, en soi, de régler les dissensions juridiques qui traversent spécifiquement l’Afrique. Reste qu’à l’aune de ses 70 ans, trois de ses Rapporteurs Spéciaux travaillent sur des problématiques qui touchent distinctement ce continent : les crimes contre l’humanité (plus de 16 affaires devant la C.P.I.) ; la question des immunités juridictionnelles des hauts représentants de l’État (l’impasse Al-Bashir étant un cas d’école) ; les normes impératives (et notamment l’interdiction des crimes les plus graves). Il est peut-être temps d’abandonner « la fallacieuse unité sous la bannière des valeurs fondamentales » et de s’attacher à résorber les écueils issus du phénomène de fragmentation du droit international que la C.D.I. reste incapable de résoudre entièrement. On ne peut nier l’interconnexion entre la justice pénale africaine et la Commission. Avantages et inconvénients de cette interdépendance sont et seront pendant encore longtemps d’une particulière importance. Il serait peut-être temps que l’adolescente et la vieille dame s’en aperçoivent.
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Les réflexions contenues dans ce billet n’appartiennent qu’à leur(s) auteur(s) et ne peuvent entraîner ni la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale pénale et les droits fondamentaux, de la Faculté de droit de l’Université Laval, de l’Université Laval ou de leur personnel respectif, ni des personnes qui ont révisé et édité ces billets, qui ne constituent pas des avis ou conseils juridiques.
[1] MEDIAPART, « Notre dossier : les secrets de la Cour », Dossier multicontenu, édition abonnés, En ligne [https://www.mediapart.fr/journal/international/dossier/notre-dossier-les-secrets-de-la-cour], consulté le 2 mars 2018.
[2] BATCHOM Paul Elvic, « La double présence au sein des institutions internationales, une analyse de la position des États africains face aux mandats d’arrêts de la CPI », in Société Africaine pour le Droit International (S.A.D.I.), L’Afrique et le droit international pénal, Actes du troisième colloque annuel, Editions A. Pedone, Paris, 2015, pp. 66-67 ; SOMA Abdoulaye, « L’Africanisation du Droit international pénal », in S.A.D.I., ibid., p. 10.
[3] FOFÉ DJOFIA MALEWA Jean-Pierre, La Cour Pénale Internationale : Institution nécessaire aux pays des Grands Lacs africains, La Justice pour la Paix et la Stabilité en R-D Congo, en Ouganda au Rwanda et au Burundi, Collection Points de Vue Concrets, Editions L’Harmattan, Paris, 2006, p. 126.
[4] Voir notamment les positions respectives de l’U.R.S.S. (p.319), du Liban (p. 323), de la Côte d’Ivoire (p.348) et de la Sierra Leone (p.326).
[5] M. Murphy est plus pusillanime mais paradoxalement plus efficace dans l’adoption de ses projets d’articles.
[6] HAYIM Olivia, Le concept d’indérogeabilité en droit international, Tome I - Une analyse fonctionnelle des normes indérogeables : entre unité et contingence, Presses Académiques Francophones, Deutsche Nationalbibliothek, Berlin, 2014, pp. 195-196.
[7] SOMA Abdoulaye, « L’Africanisation du Droit international pénal », op. cit., pp. 10-20 ; voir aussi HANFFOU NANA Sarah, La Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples, étude à la lumière de l’expérience européenne, Editions Connaissances et Savoirs, Saint-Denis, 2017, p. 476.