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L’acquittement de Momčilo Perišić : une erreur judiciaire manifeste ?

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Myriam Fortin

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24 Février 2014

 

Momčilo Perišić, ancien Chef d’État-major de l’armée yougoslave (VJ) lors du conflit armé en ex-Yougoslavie, s’est rendu au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) le 7 mars 2005. Son procès devant la Chambre de première instance s’est ouvert le 2 octobre 2008 pour se conclure par une condamnation à 27 années d’emprisonnement le 6 septembre 2011. Treize chefs d’accusation étaient allégués par le Procureur afin de retenir la responsabilité pénale individuelle de M. Perišić, ainsi que sa responsabilité à titre de supérieur hiérarchique, en tant que plus haut responsable de la VJ. Toutefois, près de deux ans plus tard, le 28 février 2013, M. Perišić a été acquitté par la Chambre d’appel du TPIY de toutes les charges portées contre lui, dans une décision ayant été autant fortement saluée que vivement critiquée par de nombreux avocats et experts du droit international pénal.

La Chambre d’appel du TPIY a semé une nouvelle fois la controverse dans un récent jugement, rendu le 23 janvier dernier dans l’affaire Šainović et al., dans lequel elle revient sur son interprétation du droit relativement aux éléments constitutifs de la responsabilité pénale individuelle par aide et encouragement. À la suite de ce jugement, le Procureur du TPIY a déposé une requête visant à faire reconsidérer l’acquittement de Momčilo Perišić, requête qui suscite différentes réactions et réflexions sur les droits de l’accusé et le rôle des victimes dans le procès pénal international.

Les jugements des Chambres du TPIY dans l’affaire Perišić

Après près de 200 jours de procès, la Chambre de première instance a conclu en 2011 que l’aide logistique de la VJ à l’Armée de la Republika Srpska et l’Armée serbe de la Krajina lors des attaques contre Sarajevo et Srebrenica était supervisée par Momčilo Perišić. Selon la Chambre, le juge Moloto étant dissident,  Momčilo Perišić savait que des crimes étaient commis contre les Musulmans de Bosnie par les membres de ces forces armées et que d’autres crimes seraient commis après la prise de l’enclave de Srebrenica à la mi-juillet 1995. Sur la base de ces conclusions, la majorité des juges de première instance ont retenu la responsabilité pénale individuelle de M. Perišić et l’ont déclaré coupable d’avoir aidé et encouragé à planifier, préparer ou commettre des assassinats, des actes inhumains et des persécutions pour des raisons politiques, raciales ou religieuses, ainsi que des meurtres et attaques contre des civils ayant eu lieu au cours des attaques de Sarajevo et Srebrenica.

La question de droit ayant fait tomber la déclaration de culpabilité de Momčilo Perišić en appel concernait les éléments constitutifs de l’élément matériel de la responsabilité pour complicité par aide et encouragement, question qui avait déjà fait l’objet de plusieurs débats au sein des Chambres du TPIY et d’autres tribunaux, dans de nombreux jugements antérieurs. Le 28 février 2013, la majorité de la Chambre d’appel du TPIY a renversé la décision de la majorité des juges de première instance et a précisé que la portée spécifique de l’aide doit être prouvée hors de tout doute raisonnable afin de conclure à l’existence de l’actus reus de ce mode de participation.

Enfin, selon la majorité de la Chambre d’appel, la preuve en l’espèce ne permet pas de démontrer hors de tout doute raisonnable que Momčilo Perišić « carried out acts specifically directed to assist, encourage or lend moral support to the perpetration of [the] certain specific crime[s] committed by the VRS »[1].

Un débat continu sur la « portée spécifique » de l’aide et l’encouragement

Les différents jugements interprétant la notion d’aide et d’encouragement démontrent que la jurisprudence n’est pas constante à ce sujet, faisant des éléments constitutifs de ce mode de participation à l’infraction une question de droit qui provoque de nombreux débats devant les tribunaux pénaux internationaux.

Par ailleurs, quelques mois après l’acquittement de M. Perišić, la Chambre d’appel du Tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL) a également abordé cette même question dans l’affaire Charles Taylor. Le 26 septembre 2013, après avoir analysé le Statut du Tribunal spécial pour la Sierra Leone, la coutume internationale, la décision de première instance dans l’affaire Taylor et la jurisprudence des autres tribunaux pénaux internationaux, plus particulièrement l’affaire Perišić, les juges du TSSL ont conclu que ce dernier jugement n’offrait pas de raisons convaincantes de modifier sa propre jurisprudence antérieure et que, par conséquent, rien n’exigeait que l’aide et l’encouragement visent précisément à faciliter les crimes commis par ceux qui en ont bénéficié. La déclaration de culpabilité de M. Taylor a donc été maintenue et la Chambre d’appel du TSSL a confirmé sa condamnation à 50 ans de réclusion.

Toutefois, ce qui fut le plus surprenant est certainement la décision du 28 février 2014 dans l’affaire Šainović et al., alors que la Chambre d’appel du même Tribunal, le juge Tuzmukhamedov étant dissident, opère un nouveau revirement de jurisprudence au sein du TPIY. Dans cette affaire, le tribunal « rejects the approach adopted in the Perišić Appeal Judgement as it is in direct and material conflict with the prevailing jurisprudence on the actus reus of aiding and abetting liability and with customary international law in this regard »[2].

La requête en reconsidération du Procureur dans l’affaire Perišić

Le bureau du Procureur du TPIY n’a pas tardé à réagir à cette décision et a déposé, moins d’une semaine plus tard, sa requête en reconsidération de l’acquittement de Momčilo Perišić.  Cette procédure s’applique généralement dans le cas de décisions des Chambres, rendues au cours du procès, et non à un jugement final. Le Procureur prétend toutefois qu’elle doit s’appliquer dans cette affaire dans le but ultime de réparer l’injustice ayant été causée aux dizaines de millier de victimes des attaques contre Sarajevo et Srebrenica, en raison de l’erreur de droit réalisée par la Chambre d’appel dans l’affaire Perišić.

En effet, le Procureur mentionne dans sa déclaration du 3 février dernier qu’un réexamen de la décision « contribuera à ce que justice soit rendue aux victimes, ce qui est l’objectif fondamental du Bureau du Procureur, du Tribunal et de la justice pénale internationale dans son ensemble ».

Il est important toutefois de se demander quelle est la base légale d’une telle requête de la part du Procureur. Selon Kevin Jon Heller, il n’y en a aucune, mais selon le Procureur, les circonstances rares et exceptionnelles de l’affaire ont fait en sorte que l’acquittement résulte d’une erreur de droit, laquelle a été confirmée moins de 11 mois plus tard par la Chambre d’appel elle-même. Cependant, la Chambre d’appel du TPIY a statué de manière non équivoque, dans l’affaire Žigić, qu’elle n’avait pas le pouvoir ni la compétence de reconsidérer un jugement final. En effet, la seule opportunité légale existante est la révision de la décision, telle que prévue à l’article 26 du Statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, lorsqu’un fait nouveau est découvert par les parties. Aucun fait nouveau n’étant allégué dans le dossier Perišić, il s’agit donc ici de réexaminer la décision finale du TPIY à la lumière d’une décision rendue postérieurement à l’acquittement de M. Perišić.

Le Procureur prétend toutefois que certaines exceptions peuvent octroyer le pouvoir de reconsidération à une Chambre d’appel, lequel serait inhérent à son devoir de saine administration de la justice et de protection des droits des parties. Ainsi, il s’appuie sur la déclaration du Juge Shabbudeen dans l’affaire Žigić et l’opinion séparée du Juge Meron dans l’affaire Niyitegeka, argumentant que dans cette situation précise, la réparation d’une erreur judiciaire manifeste permettrait à la Chambre de reconsidérer sa décision antérieure.

Les avocats représentant M. Perišić ont répondu à la requête du Procureur le 13 février dernier et exposent précisément différentes raisons pour lesquelles cette requête en reconsidération doit être rejetée. Ils arguent qu’un acquittement est une décision finale du tribunal, que la poursuite a eu les opportunités légitimes de présenter ses arguments légaux et factuels au procès et en appel, que les arguments qu’elle soutien dans sa requête ont été considérés au moment du procès et de l’appel, que cette requête ne présente aucune raison susceptible de permettre de s’éloigner de la décision rendue dans Žigić ou de reconsidérer le jugement final de Perišić, et enfin, que la reconsidération d’un acquittement contrevient sérieusement aux principes de res judicata et ne bis in idem[3].

Une erreur judiciaire manifeste de la Chambre d’appel du TPIY ?

Suivant les prétentions du Procureur, « [r]econsideration is the only option for the Appeals Chamber to rectify the manifest miscarriage of justice to the tens of thousands of men, women and children killed or injured in Sarajevo and Srebrenica and their families resulting from the erroneous Perišić decision »[4].

Il s’appuie notamment sur le rejet « non équivoque » du raisonnement des juges de la Chambre d’appel par leurs confrères. Mais pouvons-nous réellement parler d’un rejet sans aucune ambigüité et d’une limpidité du droit lorsque des dissidences importantes ont été rendues par certains juges dans les deux jugements de cette même Chambre d’appel, ainsi que par des juges de première instance ?

Le Procureur, représentant de la société et des intérêts de la justice, agit en quelque sorte à titre de représentant des victimes devant le TPIY et il est indéniable qu’un des objectifs primordiaux du droit international pénal est de rendre justice aux victimes de telles atrocités et d’en punir les responsables. Toutefois, il ressort de la requête du Procureur que l’erreur judiciaire manifeste violerait les droits des victimes, ce qui, à première vue est surprenant, les victimes n’étant pas une partie aux procédures devant le TPIY. Selon Dov Jacobs, le concept d’erreur judiciaire est un outil de protection des droits de l’accusé, ne devant pas être utilisé contre lui après son acquittement, ce qui soulève la question de la distinction entre les droits des parties au procès et ceux qui ont un intérêt dans les procédures, tels que les victimes.

L’attitude du Procureur dans cette requête démontre une certaine tentative d’utiliser ce principe au détriment du droit d’un accusé à un procès juste et équitable. Le principe ne bis in idem protège l’accusé de ne pas être jugé deux fois pour les mêmes faits, principe reconnu dans les instruments de protection des droits de la personne, notamment à l’article 14(7) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il n’y a pas de faits nouveaux dans cette affaire, mais une nouvelle interprétation d’une règle de droit.  Par ailleurs, un désaccord entre une majorité de juges de la Chambre d’appel du TPIY en février 2013 avec une autre majorité de juges de la même Chambre un an plus tard serait-il désormais suffisant pour autoriser la reconsidération d’un acquittement définitif, ayant été rendu en conformité avec les règles prescrites devant le TPIY, et ainsi remettre en question l’autorité de la chose jugée ? En effet, le Professeur Schabas voit juste en mentionnant que « [t]here is something profoundly unfair about the suggestion that an acquittal, decided by four judges of an Appeals Chamber, can be reversed a year later because four other judges adopt a different interpretation of the law ». Est-ce qu’une personne acquittée depuis des années pourrait se voir juger à nouveau en raison de l’évolution du droit, laquelle est inévitable, alors que les faits sont demeurés les mêmes et qu’aucun nouvel élément de preuve appui une telle reconsidération ?

La question soulevée par cette requête soulève également des interrogations face au principe de légalité, puisque de tels changements au sein d’une même Chambre de dernière instance, concernant la notion d’aide ou encouragement ou éventuellement le pouvoir de reconsidération si la requête était acceptée, ne permettent pas l’existence d’un droit international pénal clair et précis. La Chambre d’appel devrait sans doute s’assurer d’une jurisprudence constante et de clarifier le droit dans les jugements qu’il lui reste à rendre avant la fin de ses travaux plutôt que de modifier une décision de manière rétroactive, le tout afin de s’assurer du respect des droits des accusés, mais également dans le but de rendre justice de manière effective aux victimes de la guerre en ex-Yougoslavie.

 


Ce billet ne lie que le(s) personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.

 

 

[1] Le Procureur c. Momčilo Perišić, Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, Dossier No. IT-04-81-A, Chambre d’appel, Jugement, 28 février 2013, par.73.

[2] Le Procureur c. Nikola Šainović et al., Dossier No. IT-05-87-A, Chambre d’appel, TPIY, Jugement, 23 janvier 2014, para.1650.

[3] Le Procureur c. Momčilo Perišić, Dossier No. IT-04-81-A, Chambre d’appel, TPIY,  « Momčilo Perišić’s Response to Motion for Reconsideration Filed by the Prosecution », 13 février 2014, par.2.

[4] Le Procureur c. Momčilo Perišić, Dossier No. IT-04-81-A, Chambre d’appel, TPIY,  « Motion for Reconsideration », 3 février 2014, par.5.

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